1 – Les fondements du respect.
Assez.
Je ferme les yeux. C’est ainsi que je prends l’avantage sur vous. C’est par cette abdication stratégique que je maîtrise enfin notre bref et violent rapport de force. Et je vous jette mon mépris au visage en cet instant, en ces minutes chaotiques qui nous ont assis face à face, dans ce wagon surpeuplé, entre Cambronne et Passy, moi qui suis torturé par le début d’un livre à écrire, et vous l’inconnue, posée là par hasard, frénétique, hystérique, déchaînée, prête à toutes les grimaces ineptes, à toutes les simagrées transparentes pour ne pas croiser mon regard.
Je vous domine, mais cela ne m’arrange pas. J’ai beau me caler maintenant contre la vitre et m’enfoncer dans le noir de mes yeux bien fermés, renonçant à l’étude de l’indigénat bigarré qui s’était offert une fois de plus à ma curiosité d’artiste, y renonçant ce soir pour la raison que vous me gâtez la vue, rien n’y fait. J’ai beau rentrer en moi-même, disais-je, je reçois de votre part des signaux que, dans votre ingénuité, vous envoyez tous azimuts. Pour des raisons que je donnerai dans la sixième section de cet opuscule, je suis dangereusement sensible aux pensées semi-conscientes que les oiselles de votre espèce émettent, sans parler des sommets que vous atteignez, vous en particulier, dans votre crasseuse ignorance de ce que peut provoquer la fameuse seconde force universelle, dans l’ignorance la plus crasse des effets pervers de ce que vous ne savez pas être la force électromagnétique. Je perçois vos signaux malgré les barrières autarciques de ma vie intérieure, comme autant de bip-bip émanant du capriné sous analgésique que vous êtes, vous dont je devine par dessus le marché le tempérament rustique et volontaire, pour mon plus grand désagrément. En un mot comme en mille je perçois vos insanités moléculaires constamment diffusées dans ma direction, aggravés de messages incultes. Ne m’attribuez pas de sixième sens, mon ouïe, bien que de puissance ordinaire me permet de savoir à quoi m’en tenir : les yeux fermés, je vous entends gesticuler, fermer puis rouvrir votre sac sans rien en extraire d’intelligent. Vous croisez et vous décroisez les jambes, vous dépliez vos bras sans projet ni prétexte, parce que je vous obsède, parce qu’une idée sur moi vous possède et vous oblige à émettre n’importe quoi tous azimuts, incapable que vous êtes de vous suffire à vous-même le temps d’un petit trajet. Car vous avez la sottise de me soupçonner de faire semblant de dormir pour vous épier, pour vous regarder en douce, pour vous lécher lentement des yeux, à votre insu, à l’abri de mes cils entrouverts, moi pourtant qui les tiens bien fermés, et qui de toutes façons, en ai vu de plus belles que vous.
Je zappe, je passe au degré supérieur, rien ne m’est plus facile, et je vais vous dire pourquoi : je me serais attardé sur vous, je vous aurais rendu les hommages auxquels vous prétendez si vous aviez su être vous-même. Si, à mon arrivée, vous m’aviez d’abord jeté distraitement le regard indifférent, même artificiel, qui s’imposait. Et si, ensuite, en me voyant m’asseoir, et mesurant plus précisément le peu de distance qui sépare mon visage et mon corps des canons masculins universels, vous vous étiez honnêtement laissée aller à me contempler de la tête aux pieds. Je vous aurais estimée de ne baisser les yeux qu’après cet examen rigoureux et furtif. Je vous aurais saluée plus bas encore si, au lieu de baisser les yeux, vous aviez crânement soutenu mon regard, sûre de votre droit de distinguer la beauté, et de l’apprécier, où qu’elle se présente. Enfin, si jamais, vicieux comme il m’arrive de l’être, j’avais décidé de ne fermer les yeux qu’à demi pour vous examiner à mon tour, et que, loin de vous affoler, vous en aviez profité pour me détailler plus à loisir, en toute impunité et sans fausse pudeur, je vous aurais décerné le laurier trop rare de la femme de mes rêves, de celles que je n’oublie pas et que, pour rien au monde, je ne veux respecter. Or, j’ai beau rassembler, réviser, truquer même un peu les pièces à votre avantage, je reviens toujours à la même conclusion : il ne s’est rien passé de tout cela, tout le temps perdu que j’ai eu affaire à vous.
C’est pourquoi petite brune aux yeux verts, aux seins dûment séparés, aux cheveux coiffés à la mode, je vous respecte. Je me retiens d’exprimer ce que je pense de vous. Je vous laisse partir dans le doute enchanteur, sachant par expérience que vous ne supporteriez pas d’entendre ce que j’ai à vous dire, et que, parce qu’il est des médiocrités irrécupérables, il est des réflexions qu’il faut garder pour soi. Je passe. Tels sont les fondements du respect.
2 – Le caractère occulte des fondements du respect.
Dans la sixième section de cet opuscule, j’irai droit au fait, et je braquerai mes lumières sur le caractère ésotérique des fondements du respect, tels que je les ai mis à nu. Car ces fondements sont multiples. Multiples, et j’y viens, sont aussi les raisons que j’ai de vouloir empêcher mon épouse Armelle de sortir de chez moi. Certes, ces raisons-là se résument à une formule unique, qui énonce que, sur ma vie, cette femme enlaidit de l’intérieur à vue d’œil, et que sa laideur intérieure tend, pour détourner mon attention, à se transformer en laideur extérieure, sous forme de graisse et de poils apparents. S’il n’en avait tenu qu’a moi, je l’aurais enfermée dès les premiers symptômes, pour ne la laisser éventuellement s’échapper qu’une fois sa métamorphose achevée. Mais une telle mesure aurait demandé des décennies, car cet animal ne grossit malheureusement qu’à son rythme, c’est-à-dire au plus imperceptible des ralentis. Elle est si fidèle à son ancienne image à première vue, qu’il m’est impossible aujourd’hui de la faire passer pour une étrangère, pour une grande cousine de passage ou pour une quelconque femme de ménage vorace et boulimique que j’aurais prise à mon service. Je me contente aujourd’hui de ravaler ma rancœur et de sublimer mes fantasmes, pour n’en réaliser qu’un. En effet, j’ai décidé, et je m’y tiens, de ne plus donner le bras au monstre en public, et de limiter les zones de contact entre nos deux corps. De réduire les régions de contact au plat de ma main droite d’une part, et au sommet de son chignon d’autre part, afin que l’on cesse de nous associer abusivement. C’est à mon voisin que je pense. Grand amateur de science fiction, mon voisin cultive, dans le secret de sa tête, la manie de comparer, à chaque fois qu’il nous voit ensemble, la version actuelle d’Armelle, exagérément ventrue et poilue, oui j’insiste, poilue pour me contrarier, aux jambes et sous les bras, avec celle que j’ai bruyamment burinée tant de fois au-dessus de chez lui, il n’y a pas si longtemps. J’ai beau houspiller à haute voix l’indescriptible mutant qui me sert de compagne, j’ai beau l’abreuver des vulgarités les moins conjugales dans le couloir, rien n’y fait, je perds mon temps, mon voisin nous marie vicieusement dans sa tête de glandeur suprême. Alors j’en prends mon parti, voyez-vous, je fais contre mauvaise fortune bon cœur, et entre nous je regarde obstinément le meilleur côté des choses.
Car, pour en revenir au domaine intellectuel, qui seul me préoccupe à dire vrai, ma femme m’est d’une aide incommensurable. Sur le plan spirituel, je n’ai pas trouvé de plus précieux adjoint. Il me suffit de l’interroger par exemple: « Armelle, pourquoi tant de lard sous ta peau », pour faire des bonds immenses en avant dans mes spéculations métaphysiques. Car elle m’insulte aussitôt, pour me servir. La moindre remarque innocente dénuée d’hypocrisie que je lui fais suscite en retour chez ma femme une puissante liberté de langage dirigée contre moi, qui me plonge cul par dessus-tête dans les miasmes de mon propre amour-propre, caverne d’Ali Baba, soupe primordiale de toute révélation scientifique. Grâce à elle, je suis le terrain privilégié de mes travaux, ce qui me permet d’aller aussi loin que possible dans mes recherches. Et c’est ainsi que, par sa grâce, tout en forant les noirceurs criminelles de l’âme humaine, à commencer par la mienne, je ne fais rien de mal, dans le monde réel.
Je ne fais rien de bien non plus. Moi qui suis né pour écrire, me voilà mort de peur. Je n’ose entreprendre cette œuvre révolutionnaire, fantastique à lire inévitablement, mais qui exigerait de son créateur qu’il prenne en guise de mots tout un jeu de lames de rasoir acérées, et d’acides tant hallucinogènes que chlorhydriques, et qu’il essaie sur son corps toutes les combinaisons contre-nature dans l’ordre où elles sont recensées à la bibliothèque du Vatican, avant d’en sélectionner les moins nocives et de trouver ainsi le meilleur rapport sécurité-jouissance pour déjouer la censure, afin surtout d’éviter toute intoxication collective indésirable. Étant données ces conditions, on comprend que je veuille, avant de jouer ma raison et ma vie dans une telle entreprise, m’assurer que ce chef-d’œuvre immortel saura rencontrer son lectorat sans le foudroyer sur place et, plus en amont, que ce lectorat existe, ce dont je finis par douter.
Mais dans ma détermination, parce que je tiens à donner le meilleur de moi-même, je cherche, j’arpente les rues et les transports en commun, je lis sur les visages que je croise, et je cherche à décerner le prix du Lecteur digne de moi, en toute impartialité. Je cherche en vain. Les gens sont terriblement laids, et ceux qui ne sont pas laids ont l’air incroyablement bête. Ceux qui n’ont pas l’air bête ont l’air si misérable que l’on se sent l’envie sincère d’invoquer saint Molf, rien qu’à les voir marcher. Plus on les regarde, plus on devine à traits découverts l’étendue de leur intelligence, plus vite on arrête de les envier. Car on en vient à les plaindre. On leur souhaite de trouver quelque jour le sommeil ou la mort qui seuls pourraient à la limite les soulager. C’est ainsi du reste qu’une étudiante assez attrayante sexuellement m’a pris en pitié, moi, l’autre jour, qui faisais à part moi le bilan des quarante-sept ans d’existence de l’Onu. Bien qu’elle fût génétiquement incapable de suivre les méandres de ma pensée, elle avait pénétré ma détresse. Elle me consola d’un sourire. J’en fus réconforté. Je n’avais ni le temps, ni l’envie d’aller plus loin, mais j’estime que, dans une certaine dimension, en cet instant de grâce, elle m’a bel et bien fait l’amour. Je développerai dans la sixième partie de mon opuscule cette idée fondamentale. Je veux parler de l’urgence d’en finir. Il est temps en effet de purger les rapports humains de toute espèce de convention, à commencer par cette hypocrisie rentrée que l’on appelle respect. Autant le dire d’emblée, cela n’ira pas de soi. Une telle réforme sociale implique rien de moins qu’une transformation irréversible du cerveau et de, et par, l’usage que nous en faisons. Le présupposé de mon ouvrage, et son apport majeur, que je justifierai en temps voulu, est que cette transformation est à la portée de tous. Un nombre incalculable de bienheureux l’ont réussie, de siècle en siècle, et jouissent aujourd’hui encore d’une gloire posthume et méritée. La question est de savoir s’il en est de vivants. J’en suis un. Il n’y a pas d’erreur. Mais je me sens seul. Or, les improbables individus de ma trempe, pourvu qu’ils soient en vie et qu’ils lisent le français, sont mes lecteurs d’élection. Je les cherche.
3 – Du désir et de la peur.
Depuis que, tenaillé par la justesse et par la profondeur de mes idées, j’écris dans le métro, je suscite autour de moi un halo de curiosité et d’admiration que j’exècre, et qui me dérange. Je hais l’idée obséquieuse que ces inconnus se font de moi sans preuve, comme je hais toutes les formes de préjugé. Qui sait ce que je vaux ? Qui dans ce wagon sait au juste la pertinence et la portée littéraire de ce que j’invente ? Qui peut jurer que je suis plus qu’un médiocre fou ? La vitesse et la constance du flot des mots qui fusent, qui m’obligent à prendre une posture fœtale sur ma banquette, les deux pieds sur le siège d’en face quand j’ai la force intérieure d’ignorer les reproches mentaux que m’adressent en silence les vieilles célibataires, mon air absorbé, indifférent à ce qui se passe autour de moi et surtout je le répète car c’est le plus impressionnant, la constance de mon geste prolifique, peuvent, il est vrai, faire illusion. Je peux donner sans le vouloir l’impression de produire d’inquantifiables vérités depuis longtemps portées en moi. Qu’y puis-je, si l’on a la sottise de voir en moi le dernier génie parisien au travail ?
Pour cette fois cependant, ces imbéciles n’ont pas tort. Je suis bel et bien inspiré. Lisez plutôt : le respect déploie ses racines dans les bas-fonds du désir, qui lui-même pactise en cachette avec la peur, bien que l’inverse soit plus juste encore. De là naît l’envie. Liquidons sur ce point les idées reçues : Karl Marx ne nous avance à rien. Il sombre à la verticale dans le délire le plus meurtrier dès l’instant où il fait entrer dans le sujet ses moites histoires de fric. Thomas Hobbes quant à lui, car je vous vois venir, passe régulièrement à côté du problème, mais comme il arrive souvent dans ces cas là, il aperçoit l’essentiel. Il pointe le doigt dans la bonne direction, entendez la direction que je vais vous faire prendre. Il reste muet de stupéfaction. Il veut se jeter dans mes bras, mais il a conscience du fossé méthodologique qui nous sépare. Je vais trop vite pour lui. Alors il retourne en courbant le dos à ses histoires de comparaison. Je vais si vite que j’ai le temps de vous expliquer et de vous réfuter Hobbes. Ce sera fait. D’après Thomas Hobbes le malheur des hommes vient de ce qu’ils ne cessent de vouloir se comparer les uns aux autres.
Bien.
Mais faux.
Même si je répugne de tout mon être aux procédés de ce genre, il me suffit de puiser dans mon expérience domestique avec Armelle pour remettre les tristes butors de la famille de Hobbes à leur place. Je n’ai jamais daigné me comparer à ma femme, comme elle ne s’est jamais avisée de se comparer à moi. Mieux peut-être : nous sommes, nous n’avons jamais cessé d’être rigoureusement égaux, toutes proportions gardées. Du temps où je la trouvais belle, période bénie sans laquelle nous ne serions pas où nous en sommes aujourd’hui, j’affichais moi-même une intelligence encore mal dégrossie, mais d’un influx suffisant sur les gonadotropes femelles les plus difficiles. Maintenant que le temps a passé, ce que nul n’a pu éviter, et maintenant qu’elle a pour elle cette admirable répartie qui lui sert d’intelligence, je suis devenu fort séduisant à ma façon, le développement spirituel aidant. Or, n’est- ce pas justement ce couple fort bien assorti, moi si beau, elle si forte, qui connaît aujourd’hui les pires problèmes de respect mutuel, ou, pour mieux dire, qui n’a plus que ce mot à la bouche ?
Je lâche Hobbes car on ne s’acharne pas sur un homme à terre, et j’avance. Ne pas dire ce qu’on pense est une chose. C’est une chose qui même a ses vertus prophylactiques. S’empêcher de penser la vérité telle qu’on la pense au plus profond de soi-même en est une autre qu’Armelle, malgré les cours de rationalité que je lui donne sans me décourager depuis bientôt dix ans, exige injustement de moi. Ce qu’elle me jette au visage pour avoir le dessus, et pour qu’ensuite je lui mente sur elle-même, personne ne peut s’en faire une idée. Je me contenterai de dire à quel point elle manque de sportivité. Elle manque de sportivité au point de me donner des envies périodiques de la battre. C’est dans ces moments-là que, pour la paix du ménage, je tâche de garder à l’esprit l’idée qu’elle se défend comme elle peut, et qu’elle ne pense pas un phonème de ce qu’elle brame. Elle ne s’écoute pas, quand elle me traite, par exemple, pour vous donner une idée de son absence d’imagination et de son manque d’idéal, quand elle me traite d’impuissant et d’épave narcissique. À mon sens, elle se punit elle-même en croyant m’achever.
Je sais ce qui la blesse, car j’ai le sens de l’universel, comme on le verra plus loin. Je sais qu’elle n’est pas en rivalité avec autrui, contrairement à ce qu’allègue Thomas Hobbes. C’est avec elle-même qu’elle se met à chaque instant en compétition : avec celle qu’elle fut autrefois. Avec celle qu’elle voudrait être au mépris des réalités criantes. Avec celle qu’elle espère paraître tout à l’heure, quand elle aura tiré la chasse d’eau, retiré ses rouleaux, ravalé sa façade, fermé le rideau sur un de ces spectacles intimes et désolants qu’elle cherche à me dissimuler, et qui, pense-t-elle, ne la concernent pas. Elle rivalise avec celle qu’aucune femme, de mémoire d’homme, n’a jamais pu être au-delà de vingt et un ans, ce que dans le fond elle n’ignore pas. Mais dans sa mauvaise foi, elle se flatte de mensonges qu’elle me contraint de faire semblant de penser à son endroit, car je suis faible, au mépris du seul bien qui me reste : mon honnêteté intellectuelle. Maintenant, prenez du champ. Scrutez vos souvenirs. Regardez autour de vous, pensez à l’être sournois qui partage vos nuits et votre salle de bains ou à l’insuffisant mental qui partage votre bureau ; remplacez elle par il, généralisez, n’hésitez pas, abusez. Et avouez que ça marche. Essayez sur vous-même. Cela marche aussi. Ce qui se vérifie bien entendu, même et surtout, si l’entité dictatoriale qui revendique à grands cris votre respect est ostentatoirement sénile, sans beauté, impotente ou sans aucun intérêt. « Respectez-moi, ne croyez pas vos yeux », vous dit constamment l’autre. Méfiez-vous des apparences. Je ne suis pas celui que vous voyez. Je suis Autre Chose, dit l’autre, je vaux mieux que moi, s’obstine-t-il à vous répéter.
Et maintenant je dis : n’y a-t-il pas moyen de s’arranger autrement ? Pourquoi ce commerce interminable de menteries conventionnelles qui ne nous apportent rien ? Comment en sommes-nous arrivés là ? Avant d’en tirer les conséquences logiques dans la sixième section de cet opuscule, j’avance sommairement un premier élément de réponse : tous les hommes ne jouissent pas du même degré d’intelligence. Cela va de l’extra lucidité (je suis votre serviteur), à la cécité la plus fanatiquement entretenue. D’où, pour tout égaliser, ces concepts abstraits, sanctifiés à tort, que sont le respect, l’honneur et la dignité masculine, féminine, professionnelle, paternelle et sociale et j’en passe par manque de temps.
Néanmoins, je m’explique, très vite. On ne peut pas supprimer les différences fondamentales. Il serait tout à fait barbare d’exiger de tous les êtres pensants un même degré d’intelligence, de force physique, de richesse et de beauté, ne serait-ce que parce qu’une telle idée relève de l’aberration scientifique. Je vous renvoie au principe d’énantiodromie : toute qualité porte en elle le défaut correspondant, et inversement. D’un autre côté, empêcher les gens de se dévisager les uns les autres, et d’observer les inévitables laideurs de leurs vis-à-vis serait tout aussi rétrograde. Inhumain. Totalitaire. Et comme il n’est pas concevable de laisser les choses en l’état, voici ce que je soumets à la réflexion générale. Si nous ne voulons ni de l’épuration, ni de la corruption, il nous faut cultiver dans la rigueur et la transparence l’art d’utiliser les mots justes, et d’appeler un chat un chat.
4 – Sixième section de cet opuscule
Je suis l’exemple édifiant d’une initiation réussie. Comme je l’ai laissé deviner, je jouis et je souffre d’un degré de lucidité supérieure à la normale. J’ai dû me séparer des membres de ma famille et de mes meilleurs amis. Je les ai quittés pourquoi, parce que j’ai fini par lire couramment dans leurs pensées, ce que ni eux ni moi n’avons pu supporter. Au point où j’en suis, j’ai le désir lancinant d’amener le plus de sujets possibles à mon niveau, pour ne pas sombrer dans la démence. Je suis fatigué de cette vue panoramique que j’ai sur l’humanité. Et je suis persuadé que le nivellement des intelligences par le haut n’est pas une utopie, car la voie que j’ai suivie quant à moi, fut naturelle et concrète. Mes progrès fulgurants ne sont dus qu’à des circonstances ordinaires, dont j’ai su tirer le meilleur parti. Mais vous voilà mûrs. Vous voilà prêts. Je puis vous révéler sans risque les arcanes de la vraie vie.
Mes facultés intellectuelles et intuitives se sont surnaturellement développées du jour où j’ai arrêté, à mon corps défendant, de travailler. Je n’insiste pas sur les effets destructeurs du travail tel qu’on s’y adonne aujourd’hui, sur le système nerveux, sur les neurones et sur les cellules gliales. Le désastre est tel que la majorité de la population active n’utilise plus qu’un ou deux tiers des dix pour cent traditionnellement employés de son cerveau, négligeant le néo-cortex pour surexploiter le système limbique. C’est entendu. Mais la société court un plus grand péril encore. Les forçats résignés du pointage côtoient aujourd’hui, sans se douter de la révolution qui se prépare, une nouvelle aristocratie oisive et souterraine qui se constitue peu à peu et qui, à mon instar, ne cesse d’explorer, par excès de disponibilité, l’ensemble insoupçonné du potentiel synaptique humain. Pendant qu’une majorité décroissante se suicide cérébralement trente cinq heures par semaine, trois millions d’explorateurs d’un genre inédit sont en train d’expérimenter de nouvelles connexions neuronales. Or, si les premiers, dont vous êtes certainement, sont riches, intellectuellement paresseux, vulnérables et manipulés, les seconds dont je suis, sont libres, clairvoyants et nombreux. De plus en plus nombreux. D’une façon ou d’une autre cela finira très mal. À moins de supprimer toute forme d’aide sociale, ce que je ne conseille pas, la seule solution qui s’impose pour éviter la fin du monde est d’amener les premiers au niveau des seconds. Comment faire ?
Pour être concret, le changement doit surgir d’une prise de conscience basique, généralisée, et sans précédent. Car en peu de mots, il s’agit pour chacun de voir enfin la vie en face, à commencer par soi-même. Désintoxiquons-nous des flatteries mensongères et quotidiennes dont notre vulnérabilité tremblante s’abreuve. N’ayons plus peur de souffrir. Je ne prétends forcer personne, je me contente de faire valoir ma propre expérience. Je dis que ma vie a changé. J’entends vous donner la marche à suivre pour vous faire gagner du temps. Je dis que tout est possible. Vous qui restez sur la réserve, qui craignez d’exister dans la lumière, et qui renoncez chaque jour à faire le grand saut par lâcheté sinon par ignorance, et qui pensez âprement avoir encore quelque chose à perdre en société, vous perdez au contraire votre précieuse énergie dans des idolâtries narcissiques infinies, complaisantes, renforcées par la notion macrocéphale de respect. Il faut vous traiter. Vous empêcher de vous nuire à vous-mêmes. Comment ? Vous exproprier bien sûr, vous jeter dans la rue, vous licencier, vous mutiler, pour vous apprendre à réfléchir. Mais je ne suis pas fou. Une telle mesure ne servirait à rien. Vous savez ou vous ne savez pas – auquel cas, je ne peux rien pour vous – vous devriez savoir que l’amour-propre, qui résume en deux mots le mal, est l’entité psychique la plus résistante aux mauvais traitements matériels, après le sentiment religieux. Seul un traitement verbal constant peut en venir à bout sans dommages. À l’échelle nationale, c’est donc une réforme volontaire du langage que je préconise. Il suffirait de faire voir à chacun ce que l’on gagne à se parler franchement. Au lieu de se fourvoyer dès le matin en articulant le factice « je vais très bien, et vous » il faudrait commencer sa journée dans la sincérité : « je n’ai rien à te dire ». Cela n’a l’air de rien, mais cela changerait tout. Imaginez un peu l’économie d’énergie sexuelle réalisée si, en sortant d’une salle de cinéma, personne ne vous obligeait à bricoler en vitesse une de ces improvisations verbeuses et parfaitement attendues sur les faiblesses d’un scénario que vous n’avez péniblement suivi que d’un œil. Supposez que vous ayez, par décret national, la liberté d’être vous-même, et de parler des sujets d’anatomie féminine qui à ce moment-là captivent la totalité de votre attention. Imaginez que votre compagne de jeux ne vous retire pas pour cela son amitié. Je m’arrêterai là. L’amour est à réinventer, personne ne l’ignore.
Ce changement infime et systématique du comportement aurait des conséquences très positives sur bien d’autres plans, si seulement un nombre suffisant de sujets s’y consacraient d’arrache-pied. Je ne sais pas. Pour enfoncer le clou, je pourrais insérer dans cette section le récit de mon propre cheminement, dont les étapes furent autrement plus douloureuses que les peccadilles que je viens de suggérer, ce qui au passage n’a pas manqué de faire de moi cet archétype inégalable qui tente aujourd’hui de vous aider. Si j’avais su à l’avance, moi, le prix à payer pour savoir ce que je sais aujourd’hui, et pour être celui que je suis, si l’on m’avait parlé des souffrances qui allaient m’en coûter, j’aurais naïvement préféré cultiver ad vitam æternam ma médiocrité laborieuse et cachottière. J’aurais fait comme vous. Oui, je comprends chacune de vos réticences, car j’ai longtemps entretenu les mêmes. On ne peut pas concevoir les bienfaits de l’intelligence supérieure avant de les avoir éprouvés dans sa chair. Une fois là haut pourtant, où je suis, tout change d’aspect. Tout est remis à sa juste place. L’esprit est leste, endurant, sans peur. Le corps est léger. On prend conscience du temps que l’on a perdu, mais on n’a plus d’inquiétude, on sait comment le rattraper. Le plus difficile est encore de soutenir avec patience, compassion et humilité le spectacle navrant qu’offre le reste du genre humain. C’est là que moi je peine. C’est la difficulté où j’achoppe. Cette humilité s’apprend, mais cet apprentissage est au-dessus de mes forces. Je suis trop seul. Alors je lance un appel. Changez la vie avec moi.
5 – Annexe
Je passe aux aveux. Je le reconnais, c’est un fait : je suis tristement rongé par la frustration. Il n’y a rien d’autre à dire. Et c’est uniquement parce que ma supériorité me fait souffrir le martyr, et que je manque d’amis, que j’entreprends une carrière littéraire, dans l’espoir de susciter des vocations. Car je ne me fais pas d’idées. Je sais qu’au terme de cet opuscule sans ambition, je n’aurai convaincu personne. Seule une œuvre d’art peut atteindre les nerfs vitaux de la masse. La masse est ainsi faite. Grâce aux moyens de mon art, en trois cent pages inconcevables, je ferai voir par mon génie rhétorique qu’il n’y a pas de programme type, et que chaque homme, du moment qu’il sait lâcher prise, saura renouer personnellement avec la vraie vie. Je montrerai en quoi les affronts sociaux, moraux et sexuels qui nous épouvantent et nous paralysent à tort sont en fait les seules sources véritables d’authenticité. Il suffit d’aller de l’avant, au-devant des vexations, et de s’entraider pour cela, pour que chacun reçoive sa part d’insulte méritée et de vérité destructive. Que chacun ouvre les yeux sur lui-même et s’accepte tel que le hasard l’a produit, et que tous ceux qui veulent en parler s’expriment à voix haute et sans mentir.
Je propose un procédé nouveau, adapté à nos climats et à nos infrastructures. Dans nos pays tempérés, nous n’avons ni le temps ni le goût de la méditation orientale, silencieuse et pacifique. Nous résolvons nos ennuis par l’invective et par les mots bien pesés, chacun à son tour ou dans le chaos des vitupérations collectives, et, ce n’est ni bien ni mal, nous résorbons nos maux par le dialogue. Nous avons besoin de discourir. Apprenons donc à le faire. Qu’enfin la parole circule. À cet égard, je mets de nouveau les choses au point : la psychanalyse nous fourvoie, car il n’est pas bon d’accuser les membres de notre famille en leur absence, quand nous rencontrons un problème grave. La vérité vient du dehors, tout comme le bien et le mal, et doit s’y déployer magistralement en retour. Il faut apprendre à supporter les morsures et les gnons du regard franc des autres. Il est plus important encore de rechercher et de bénir profondément les interlocuteurs les plus cyniques, les plus injustes, les plus féroces, car d’une certaine façon, ils n’ont jamais tort. Vomissez en revanche au visage de ceux qui vous caressent dans le sens du poil. Vomissez-leur au visage si vous doutez de votre force de frappe, et fuyez-les comme la peste. Ils sont d’un autre siècle. Ne vous laissez jamais tirer vers le bas. Faites constamment le tri.
Chacun possède sa boussole intérieure, et n’aura jamais qu’à suivre scrupuleusement à la trace ses hantises et ses hontes. Chacun nourrit ses abcès, il n’y aura pas d’erreur. Mais pour les indécis, je connais un parcours universel. Je terminerai là-dessus. Si l’on n’est ni bossu ni bègue, ni noir de peau ni crépu du cheveu, ni grand brûlé, ni assez moche, ni suffisamment pauvre, il n’est pas de chemin plus sûr que de se mettre au chômage, et de se répéter ce mot, chômeur, lamentable chômeur, jusqu’à ce que toutes les autres formes de complaisance et de narcissisme tombent par contagion en plaques. On se trouve en possession, de surcroît, d’une aptitude inespérée, qui nous console autant qu’elle nous afflige : on est soudain capable de voir clair dans la fragilité des choses. On pénètre sans peine le margouillis des prétentions d’autrui. Du réel sans fard, en effet, je dirai ce que dit le Talmud de Yahvé : Annule ta volonté devant sa volonté afin qu’il annule la volonté des autres devant ta volonté. Et tout est dit.
Les mots me manquent, car je viens, en dix-sept mots qui m’ont grossièrement échappé, de vous initier dans les règles, vous dont j’ignore en fait le degré d’élévation spirituelle. Mais qui que vous soyez, au point où j’en suis, vous méritez de recevoir pieusement le mot de la fin. Je serai charitable, et je vous dirai tout : dans ce travail sur vous-même, qui, en vous privant de tout, vous donnera tout, il est un moyen, et sur ce chapitre il faut me croire, il est un seul moyen d’éviter les rechutes à coup sûr. Cette voie, je l’ai suivie jusqu’au bout. Elle consiste à laisser la vérité sortir de préférence et quoi qu’il vous en coûte, aussi souvent que possible, de la bouche abyssale de votre propre femme. Elle vous connaît par cœur, aussi bornée, aussi obtuse soit-elle par ailleurs. Sa propre mère en personne l’a formée pour mettre exactement le doigt sur les zones les plus brûlantes de votre susceptibilité. La première chose à faire est donc de vous mettre en ménage, si ce n’est pas encore fait, puis d’attendre de voir. Et vous verrez. Ne brimez pas la bête. Ne l’empêchez jamais de parler. Laissez-la travailler tous les jours ouvrables, pendant que vous changez le monde au bar-tabac. Elle s’est battue pour exister à la sueur de son front, telle est sa nouvelle raison de vivre, ne contrariez pas ce penchant. Le soir, laissez-la s’en prendre verbalement à votre inactivité. Prenez des notes. Faites des croquis sur le vif. Vous renoncerez ainsi au respect, sans vous faire violence. Par un de ces mystères qui régissent obscurément la spiritualité masculine, vous deviendrez artiste, sans l’avoir prémédité, ce qui ne sera pas rien. Vous vous mettrez à peindre, à écrire, à tutoyer Mozart, à causer comme un dieu possédé par le verbe. Vous aurez quelque chose à dire. Je vous laisse le choix, mais n’importe comment, je conclus, il faut en finir. Le diktat illogique que la notion de respect impose à l’intelligence humaine doit disparaître. Si ce nettoyage ne se fait pas un jour, l’humanité s’affaissera sur elle-même. L’individu plein de promesses que vous êtes s’étranglera peu à peu dans sa complaisance, et perdra ses plus belles chances dans ce nœud obscur de mégalomanie et de paranoïa qui n’a pas cessé de proliférer en vos entrailles, ce dont moi, qui ai pourtant d’autres vaches à fouetter, je vous aurai prévenu.
Eva Lee
Illustration : Lanny boy sur Pixabay