Erbarme dich

Vous savez qu’en règle générale répondre un grand Oui à l’aveugle fessier de l’univers est suffisant pour aller de réussite matérielle en plaisirs profitables. Ce sont les gens, dites-vous, qui donnent du sens aux choses et vous allez dans le sens de consentir à tout, y compris aux deuils à venir, car vous avez rejoint la légion du Oui. On vous a conduit à croire, vous aussi, que votre bonheur dépendra du regard positif que vous porterez sur les événements, et vous voyez bien que la vie vous donne raison. Votre force est visible et vérifiable et vous aimez cela, que ceux qui devraient peut-être vous apporter du secours croient maintenant pouvoir compter sur vous. Vous savez qu’un sourire de mariée cernée de photographes amateurs mène plus loin, apporte de meilleurs résultats que des grimaces de contemplatif solitaire. Vous savez qu’il ne bougera pas de son trou, le rêveur scotché, colérique et pseudo-lucide que l’inguérissable gueule écrasée, sanguinolente de ce monde n’en finit pas de consterner. Vous êtes pragmatique et c’est une bonne chose.

Avec un sourire d’avance, vous affrontez l’indifférent cordial qui s’impose à vos pauses, lamine vos silences, dégrade vos pensées en pataugeant avec vous sur des terrains d’entente. C’est un de vos talents. Avec une hâblerie subtile vous sapez l’élan du collaborateur adhésif qui s’invite au centre de vos sous-chemises en papier recyclé carton couché pour voir avec vous la merde que vous auriez conçue sur tel numéro d’ordre. Oui, on revient vers vous et vous faites un sourire parce que c’est une bonne chose. On vient effectuer une dernière passe soi-disant sur tel code client, enfoncer votre nez sur ce ticket d’incident, sur ce chiffre étonnant, pas bon, cet incident qualité histoire de, dans le doute et oui, c’est une bonne chose. Ne pas devenir insultant, demeurer pédagogue jusqu’à ce que lumière et justice soient faites et sourire, c’est une qualité qui vous occasionne de vraies allégresses. Cela suffirait presque à votre envie d’un supplément d’être. D’autres bien-être de ce type vous font accepter tant d’ennuis collatéraux, tant de tâches lassantes, tant de loisirs problématiques et de dialogues abrutissants que, non, vous ne trouvez pas de raison de lever les yeux au ciel.

Au point où vous êtes rendu vous croyez que le doute conduit ses victimes à s’effondrer. L’esprit divisé fait selon vous des calculs mauvais (des rencontres mauvaises) qui l’invitent au découragement qui conduit au désespoir. Mieux vaut ne pas penser au pire. C’est ce que vous croyez parce que votre fanatisme de l’acceptation consiste à ignorer l’existence et le travail du temps. Et le temps vous apportera pourtant, quelle que soit la dimension de votre sourire à ce moment-là, des regrets et des accusations. Les unes seront foudroyantes, les autres légitimes.

Qu’avez-vous fait de vous. Détestez-vous à ce point les lois écrites dans les plis de votre cœur. Vous êtes indifférent à vous-même, adhésif aux autres. N’ayant plus de vie intérieure vous laissez votre père, votre mère, vos contacts, vos livres et vos chanteurs médiocres empoisonner votre esprit pourtant affamé de vérité, de silence, et capable d’intuitions de génie que vous écrasez avec le cul de votre verre à moitié plein. Vous prenez plaisir à vous mettre vous-même dans des situations insignifiantes et corrosives et vous ne voyez pas que vous n’avez jamais vraiment essayé de rester fidèle à ce qui vous tire vers le haut. Ce que la maladie, la solitude, l’amour non partagé, la haute musique ou l’ombre ciselée d’un arbuste avant midi ont pu tour à tour, répétitivement, vous inspirer comme but personnel, vous avez su vous persuader d’y renoncer, ou de compter sur le hasard pour l’accomplir à votre place. Vous ne croyez plus en vous. Et parce que pour vous il n’est de Dieu que le super-héros antique que des gens déséquilibrés ont essayé par des moyens diaboliques d’imposer à votre famille, vous refusez de prier. Vous n’essayez plus de réussir l’impossible auquel tout votre être aspire et vous dites que c’est une bonne chose. Et puis vous regardez les grands hommes et les femmes extraordinaires. Leur vie réellement créatrice a commencé par une montée spirituelle, par un moment de verticalité pure, après qu’ils se sont jetés à terre, brisés, humiliés et tranquilles devant ce que vous portez, vous aussi, dans les plis de votre cœur : une force invisible douée de Parole. Quelque chose de plus grand que la réussite et de plus infini que le bonheur humain, et dont la Beauté dans la nature et dans les Arts nous laisse à peine entrevoir quelques aspects tronqués. Maintenant voilà où vous en êtes : de chacun de ces créateurs, vous qui auriez tant à Faire, vous êtes jaloux.

Eva Lee, Gennevilliers, novembre 2013

Photo : Robert Katzki sur Unsplash

Madagascar – Fictions à venir

Mais quelle histoire passionnante. Quelle étrange tourbière, cette matière de Madagascar, aussi merveilleuse que la matière de Bretagne, de Bombay, de Soba, de Buenos Aires ou d’Aracataca. De cette qualité d’histoire sont nés tant de livres puissants – Lancelot de Chrétien de Troyes, Monnè, outrages et défis d’Ahmadou Kourouma, les Enfants de minuit de Salman Rushdie, Cent ans de solitude de García Márquez, l’Ange des ténèbres d’Ernesto Sábato – que pour lire de grands romans sur Madagascar et les Malgaches du monde, il ne nous reste qu’à patienter ou, avec un peu de courage, à œuvrer.

Rien ne manque. Des arbres énormes aux confins de l’imaginaire et qui rognent un ciel bleu électrique. La mousson, les maisons de terre cuite, les villes mélangées à des rizières, les provinces, les canyons et les collines. Avec des enfants qui travaillent, une odeur de manioc brûlé dans les cheveux, de la morve sèche au nez, des pères qui boivent. Rihanna et Glenn Medeiros dans un transistor posé aux pieds du zébu familial. Des fruits mangés verts et des hannetons qui vous restent à vie entre les doigts. Des fleuves de riz blanc, des épanchements de bœuf en sauces, du gras, de la couenne et du piment, des samosas, des nems et des crudités-mayonnaise dans les plats ovales des riches, des antennes paraboles-satellites sur leurs toits, des voitures tout-terrains, des sauf-conduits et puis des personnages. De sacrés bons personnages. Des patriotes ambitieux, rendus mabouls, Dieu sait par quelles démangeaisons, de Ranavalona Ière, fière et sanguinaire, à l’arrogant dictateur superstitieux et charismatique Ravalomanana, en passant par Ratsiraka, l’équilibriste cinglé, tonitruant, humoriste, vieil amiral homicide. Des pantins aussi, de sacrés petits cons, des bouffons sans intérêt, des complots et des martyrs, des colons, des explorateurs, un évadé de Sibérie d’origine polonaise, une reine exilée, des indigènes blafards, serviteurs zélés du néo-colonisateur, des lobbies, des manipulateurs et Jules Ferry dans le rôle du colonialiste persévérant avec du sang sur les mains.

Un peuple impossible à diviser, méprisant les incitations à la guerre civile parce que, jusqu’à l’inconcevable, adorant l’harmonie. Des musiciens de père en fils, des polyphonistes à l’oreille, une guitare dans chaque maison. Des fronts baissés devant Dieu. Des soumissions instinctives aux figures de l’autorité, les yeux fichés sur la vie éternelle ou les doigts plongés dans du cannabis séché. On dit que ce peuple descend des Vazimbas, êtres de petite taille mystérieux, méchants, bénéfiques et solidaires, qui auraient débarqué du fond de l’Austronésie entre le deuxième millénaire avant Jésus-Christ et le septième siècle de notre ère. On dit que l’esprit de ces créatures s’est enraciné si loin dans l’humus des terres intérieures et des côtes qu’il enveloppe l’âme de chaque arrivant et sa descendance jusqu’à la fin des temps, à commencer par les Indonésiens du huitième siècle. Vaincu par la supériorité technique des nouveaux locataires asiatiques, arabes, bantous, ces elfes indescriptibles auraient légué à chacun cette langue, ces coutumes, ces recettes, ces valeurs, ainsi que ces gênes qui nous unissent aujourd’hui encore, et les réfractaires aux mélanges auraient fui les persécutions génocidaires en se retranchant dans les forêts. Contre la loi du plus fort, l’âme vazimba aurait triomphé, confédéré le pays, pour que perdure à jamais ce je ne sais quoi de végétal, de vermeil et de bordélique, d’incorrigiblement amical, d’agréablement informe, entouré de fantômes, perclus de tabous, perdu pour la logique classique, un peuple aimant la paix, acceptant la douleur, artiste par essence, aimant la famille d’un amour fanatique, recherchant l’amitié en soi, étendant ce fanatisme à tout ce qui parle malgache, et qui répond aux belles définitions jungiennes de l’Âme.

Après quoi, ils pouvaient agir à leur guise, les Malgaches esclavagistes au teint clair, les roitelets, les pions gonflés d’orgueil, les comptoirs coloniaux, les groupes industriels. Les aspirants farouches  à la nationalité française que les dédains répétés de la Métropole ont poussés au suicide ou transformés en nationalistes éloquents. Les zones franches. Les exploitations minières, les singes savants, les maquisards. Et les intrigues. Passez-moi l’expression : les putains d’intrigues. Les scènes de ouf imaginés par des bêtes de scénaristes. Parmi les politiciens, les menteurs assassins, les innocents massacrés, les résistants fusillés pour l’exemple. Parmi les violations des Droits de l’Homme, les deux petites lignes consensuelles dans les livres d’Histoire et les faits verrouillés dans des archives que des Normaliens français, humanistes, sel de la terre, partagent en secret ; d’autres faits pris sur le vif cybernétique qui dépassent régulièrement les seuils ordinaires de tolérance à l’injustice. Des fratries entières enrôlées de force pour la mise en valeur de la colonie. Des bataillons de soldats envoyés mourir aux guerres européennes. Les survivants, donnant le spectacle de jeunes vieillards brisés, alcooliques et dépolitisés, transmettant leur résignation, leur matérialisme usé à leurs fils. Les trente glorieuses de De Gaulle suçant, pompant, vidant sans vergogne les richesses et les sueurs de Madagascar jusqu’à ce qu’il soit possible, et souhaitable sur le plan économique, de décréter une indépendance pour la forme. Une première vague d’exils sous Tsiranana, l’émigration d’indigènes refusant de vivre loin des Blancs, fiers de la clarté de leur peau, de leurs privilèges et de leurs cheveux lisses, emportant au-delà des mers leurs compétences, leur nationalité française, réduisant leur malgachitude à un parfait bilinguisme, à des réunions de familles chantantes, à des cultes communautaires et à des fêtes gasy, faisant le reste de la semaine des travailleurs exemplaires. Le regroupement familial. Le courage de partir à zéro.

Au pays, une révolution populaire en 1972, des rêves de véritable indépendance avec l’appui de la Russie soviétique, la malgachisation de l’éducation. L’échec. La misère et la passion des arts martiaux. L’installation à demeure de la gabegie. De l’émigration à nouveau pour fuir la cherté de la vie, les pénuries d’essence, les magasins vides. De la corruption, du tourisme sexuel, de la pédophilie. De quoi mourir de malnutrition ou de tristesse. Ratsiraka imitant Sassou Nguesso, orchestrant les trafics de pierres précieuses, et les routes détruites pour saper la concurrence, les monopoles d’importation, le népotisme le plus honteux, les experts et les intermédiaires occultes, la francophonie comptant ses ouailles, postant ses militaires, pilotant ses fonctionnaires, prenant bien garde à ses miches, veillant aux statistiques.

Après l’avènement d’Internet, en pleine mondialisation, un coup d’état populaire, massivement acclamé, des grèves suivies massivement, paralysant le pays, des experts empêchés de gonfler les résultats d’un second tour électoral qui n’aura de ce fait jamais lieu. L’expulsion des agents de l’influence française, le musèlement d’une opposition sans assise populaire, fébrile et qui n’a de cesse qu’elle n’ait trouvé un porte-drapeau vraisemblable. Le soutien de la diaspora au dictateur légitime malgré la désinformation permanente sur RFI, AFP, le Monde et Libération concernant son action, sa popularité sur l’Île ou le cours des élections. Le triomphe du fait religieux, la dévotion d’État, à côté de la moralisation de l’économie, des points de croissance, des félicitations du FMI, la corruption d’État, la dérive autoritaire et la paranoïa criminelle de ce chef aussi harcelé qu’un leader africain au tout début des indépendances. Sept ans après son élection, un deuxième coup d’état fomenté par l’Hexagone, si l’on se permet d’en croire les révélations de Ratsiraka l’incroyable, pour rétablir une influence étrangère qui se réclame de quelques lettres de Louis XIV signées en 1643, puis d’une convention franco-anglaise signée en 1890, puis de deux ou trois massacres. Pistolet chargé sur la tempe des Généraux, foule rémunérée pour une révolution orange, conduite au carnage par un stupide imitateur de Ravalomanana, un bébé-despote sans carrure qui rendra à son rival les pires monnaies de ses pièces autocrates, sans accomplir le dixième de ses réalisations, les détruisant au contraire. Cinq ans de crise pour briser la fierté nationale à coup de balles réelles tirées sur les manifestants et faire passer à l’État malgache le goût de choisir ses partenaires lui-même. Des élections préparées par les acteurs mêmes du coup d’état. Une centaine de stations de radio et de chaînes de télévision fermées, des opposants maintenus en exil ou en prison, Ravalomanana empêché de rentrer au pays, craint comme un magicien par l’ambassadeur de France. De nombreux électeurs empêchés de voter, se plaignant de ce scandale en vain sur leurs blogs, par courriel, au téléphone. L’adoubement à la présidence de l’ancien ministre des finances de la criminelle Haute Autorité de la Transition. Un scrutin déclaré libre, transparent et crédible. Des plaintes pour fraude massive. Une fois les résultats du second tour prononcés, le retour de l’aide et des investissements internationaux, l’assurance pour la France de garder la main-mise sur le pétrole des Îles éparses, sur l’uranium prospecté, sur les marchés qui n’échapperont plus à Total, à Veolia, Bouygues, Bolloré. Des cris dans le désert diplomatique et masse-médiatique. L’indignation du parti des Verts en France, de la presse anglo-saxonne sur Internet, indignation aussi pieuse et vaine que la juste colère de la presse française contre les abus de Big Brother, d’Al Assad ou de Poutine. Ainsi va le monde, qui se réjouit du retour de Madagascar à la constitutionnalité et partage le soulagement des Malgaches réputés pour leur aptitude à la résilience, épuisés, indifférents à l’amertume des expatriés donneurs de leçons.

Et mon enfance. Le souvenir des âges où, née sous Ratsiraka, je ne m’imaginais pas capable de comprendre la langue française, encore moins de l’écrire. Et mes parents, Roméo et Juliette fusionnels, dont les familles sont si proches et si différentes à la fois, l’élite de l’administration coloniale habituée à son quota de lait, de jambon et de miel, mariée au nationalisme ascétique d’une famille d’universitaires et d’austères pasteurs protestants. Et ce choc intime, l’humiliation du premier jour d’école en terre françafriquienne, inhospitalière, la langue française apprise en trois mois pour surmonter des complexes d’infériorité, et l’écriture pour espérer trouver un jour la moitié d’une raison d’aimer vivre, de fermer la blessure narcissique de l’enfant grandie sans routines, sans références, sans conversation et sans la moindre conscience ni estime de son individualité, mal préparée de ce fait à rencontrer sans souffrir les impétueux aliens, les petits esprits capables de se suffire à eux-mêmes, petits cœurs jardinés avec assiduité par des parents rieurs, consommateurs aux besoins élémentaires, secondaires et tertiaires satisfaits, les arrogants, les irrésistibles et conformistes petites et petits Vazaha.

Et cette Histoire qui n’en finit pas de s’écrire à deux mains. Par des Anglais spirituellement nourriciers, libéraux séducteurs et fouteurs de boxon dans le mince empire français, Anglo-saxons bien-aimés des Malgaches protestants, alliés viscéraux des Merina, n’ayant que la logique de marché et un sinistre brevetage de la faune et de la flore en tête, attendant leur heure, l’air de rien, ayant encouragé pour cela l’éducation supérieure des indigènes comme ils le firent en Inde, ayant peut-être fait de l’Inde la puissance qu’elle est aujourd’hui. Ayant encouragé dans les années 1800 la construction des écoles, l’abolition de l’esclavage, l’écriture de la langue malgache, la formation d’une élite réelle, techniquement au point. Histoire écrite en parallèle par des Français occultant l’épisode anglais et ses apports, diabolisant le libre-échange, voulant ignorer jusqu’au ridicule la profonde nostalgie que la Grande-Bretagne a laissée dans l’inconscient collectif tananarivien lorsque Cecil, marquis de Salisbury, a lâché Madagascar pour Zanzibar. Des Français toujours en retard de quelques points de puissance, avides de matières premières gratuites et de grandeur francophone à peu de frais, et choisissant, dans leur visée de domination rapide, d’appuyer les intérêts des Betsimisaraka, des Sakalava, des Betsileo, au prétexte que ces derniers ne possèdent pas la perversité mentale des Merinas, faisant le choix de l’analphabétisme relatif, des manipulations de l’opinion aux limites des pratiques belges au Rwanda, tant il est doux de se sentir de naissance au-dessus d’une population de nègres orientaux, pour reprendre l’expression de François Léry.

Comme si, arrivés en France, les Malgaches ne s’étaient pas montrés, depuis toujours, particulièrement brillants. Avec des nuances pittoresques dans les degrés d’assimilation, ils ont vite fait d’offrir à l’ancienne Métropole une main d’œuvre parfois très qualifiée, parfois terriblement créative, toujours méritante. Certains, après avoir développé des complexes ataviques de supériorité à Mada’, noblesse andriana oblige, découvrent à Paris la condition d’aide-soignants sur-exploités, de brancardiers au SMIC ou de livreurs clandestins pour Chronopost. Privés de domestiques, ils luttent en appartement contre le temps, la poussière et le désordre qu’une caste inférieure combattait jusque-là au pays pour leur compte. Ils observent le stress assumé par leurs collègues occidentaux et, selon l’expression sacrée, s’adaptent avant de disparaître avec talent dans la citoyenneté française, les centres d’intérêts des Français, la politique à deux pôles, le sport, les actualités internationales, le Rap, le Rock et la Techno, et le Ragga Dancehall, et les vacances à quatre chiffres d’euros, et les régimes amaigrissants, et l’esprit critique en roue libre, et l’anti-impérialisme américain, et le rejet du cinéma français, et le racisme, et l’anti-racisme, et toutes les bizarreries typiquement françaises. Certains se méfient, ignorent et méprisent les Gasy croisés par hasard dans les endroits publics comme si l’Occident n’était plus assez grand pour absorber davantage d’Acculturés de l’ancienne Grande Île de France. Comme si une régression par contamination jusqu’aux marécages de la brousse népotique était possible. D’autres, comme suite à leurs lectures, à leurs études, à leurs rencontres ou par héritage nourrissent d’incorrigibles, de pénibles sentiments anti-français mais excluent de vivre ailleurs qu’en France, comme Gallieni avait exclu de prospérer autrement que par l’exploitation de Madagascar et la répression des indépendantistes malgaches, mais aussi parce que l’emportent les liens d’amitié, la belle aventure des couples mixtes, l’obsession de la tolérance et de l’équité rencontrée chez tant de Français, les rets de la littérature, les consolations de Césaire, de Céline, de Diderot, de Gide, Sartre et Weil, et de Breton, et les beautés de la langue de Rabelais ou de Racine, et parce qu’un pacifisme atavique a toujours protégé les membres de la Diaspora cultivée contre tout commencement de manichéisme intégriste. La galerie de portraits est infinie. Sans lien de causalité, avec le temps, de jeunes adultes multiculturels aux patronymes à rallonge se terminant par y ou par a, ne parlant pas un mot de malgache, écrivent l’anglais sur les réseaux sociaux, téléchargent des séries télévisées en anglais sans sous-titres, lancent des projets d’envergure, encadrent des équipes impressionnantes, font toutes leurs preuves avant de vouloir vivre à Londres, à New-York, à Hong-Kong ou à Montréal. Leurs ancêtres avaient quitté les archipels indonésiens, leurs parents avaient quitté Madagascar, ils quitteront la France, ils sont déjà partis, à l’instar de D’Gary, de Nogabe Randriaharimalala, de Theo Rakotovao, de Njava, ils s’ouvrent à un avenir imprévisible, ailleurs, en Chine, en Amérique Latine, que sais-je, là où des bras se tendent pour accueillir leurs compétences et bénéficier de leur amour du risque et, à force de développement personnel importé des USA, de l’estime qu’ils ont acquis d’eux-mêmes.

A Madagascar en revanche, du moins pour quelque temps encore, on achoppera sur lui. Sur cet excès d’âme. Sur ce trésor de peurs ancestrales, de trop hautes idées de soi privées de l’auto-acceptation qui protège l’ego des blessures. Il est toujours aussi sage à Madagascar de taire la vérité lorsqu’elle doit provoquer conflits, ruptures et mises au point. On évitera de s’affirmer contre la famille, les autorités, la hiérarchie. Il est toujours possible et souhaitable de fléchir un partenaire au mépris du Droit, en lui parlant comme à un frère, comme il est permis de forcer la main de ce frère, de ce cousin rétif, de cette belle-fille de quarante ans au nom des liens du sang, des services rendus ou du droit d’aînesse. Sur cette île, la franchise blesse. La discipline assèche. La systémacité rebute. La clarté tue. Le mot ponctualité n’a pas sa traduction. Mora mora : pour emprunter l’adage des Africains du continent, l’Europe possède les montres, les Malgaches ont le temps. L’opinion des autres est d’or, la réputation est parole d’évangile. Albert Memmi fait remonter cet état d’esprit à l’époque coloniale où les adultes conditionnaient les enfants à avancer dans l’existence aussi loin que permis par le colon, aussi loin que les voisins avaient le droit d’aller, mais à ne jamais oser davantage, à ne jamais trop réclamer l’équité, la justice ou l’exactitude, la menace de représailles aussi cruelles qu’imprévisibles étant réelle. L’envie n’en était que plus poignante d’en imposer aux mêmes voisins malgré tout, par la recherche de la distinction à peu de frais, par la complexe scientificité des discours ou, simplement, par l’usage de la langue française. Pour peu qu’il y ait des Vazah pour arbitrer les mérites et entretenir l’émulation, le destin du colonisé devenait alors l’équivalent d’un parcours scolaire sans fin, une compétition avec ses compatriotes. Mais dès que le Blanc avait tourné le dos, qu’il se désintéressait du groupe dominé, ou dès la fin de la journée de travail, le colonisé abandonnait avec un soupir d’aise la discipline, la motivation qui le caractérisaient jusqu’alors. D’exécutant hors pair, il se laissait aller au désordre, à l’alcoolisme, à la paresse et à la seule chose qui existait vraiment pour lui : au lien sacré, nutritif et protecteur qui l’attachait à sa famille, à sa communauté. Il ne pouvait s’aimer lui-même en dehors de l’approbation du Blanc. D’aucuns disent que la décolonisation effective justement exige de renoncer à tout cet ensemble de mentalité floue, chaleureuse, ondulante. Or plus de quarante ans après les indépendances, les mêmes attaches affectives en dépit des droits individuels, le même sentiment de devoir noyer son droit à l’auto-détermination dans le bain vaporeux de la même immense famille, les mêmes heures de palabres, y compris sur Internet, et le même contrôle social par la réputation, semblent suffire aux Malgaches pour se sentir vivre. Et de tenir ainsi à distance une réalité occidentale admirée en surface, mais finalement dédaignée, trop aseptisée. Dans cette réalité efficiente les chiffres ont le dernier mot, rien dans le quotidien n’est laissé au hasard, à l’improvisation, à l’inspiration du moment ; on n’y récolte rébarbativement que ce que l’on a semé. Dans ce monde fonctionnel les Blancs mangeurs de cœur humain se démènent jour et nuit sans solidarité ni but, obéissant à  l’obligation existentialiste de faire et en faisant se faire et n’être rien que ce qu’on fait, un peu comme des domestiques, des mpiasa ou des andevo.

Selon quelques partisans, à côté de ses erreurs et de ses crimes, Ravalomanana aurait tenté la décolonisation psychologique de Madagascar en incitant son peuple à s’aimer lui-même, à travailler dur, d’abord pour lui-même, sans faux-semblants, à produire lui-même ses produits de consommation, en tenant les yeux fixés sur des objectifs ultra-libéraux qu’il a accepté de viser, en refusant au niveau individuel les traditionnelles et innombrables entorses au Droit Commercial. La Haute Autorité de la Transition aurait travaillé, entre 2009 et 2014 à briser tout cela. Des incompétents notoires ont pris la place, à tous les échelons de l’administration, de fonctionnaires qui avaient fait leurs preuves. Sous Rajoelina, la corruption, l’inconséquence et la pire insécurité ont repris leurs droits, ainsi qu’un sentiment national d’indignité et d’impuissance. Cette entreprise de démolition aura été soutenue jusqu’au bout par l’administration de Sarkozy qui, en supprimant la cellule africaine de l’Élysée, puis en accueillant fastueusement le petit putschiste, a mené une gestion décomplexée  de la Françafrique. François Hollande et Laurent Fabius se sont empressés, eux, de désavouer le prince des mafiosi malgaches et d’afficher une distance appréciable avec l’Île rouge. Mais l’élection de Rajaonarimampianina coïncide avec l’invitation ou le retour de de Guéant, de Mitterrand (Jean-Christophe), de Scarbonchi. Est-ce la renaissance de ces réseaux et de ces pratiques occultes initiés par De Gaulle, destinées en premier lieu à empêcher la démocratie réelle de faire dériver les anciennes colonies hors du pré-carré africain de la France ? Espérons que non. Espérons surtout que le peuple malgache n’en vivra pas moins content, selon sa conception à lui du bonheur.

Si Albert Memmi se trompe, si les spécialistes du fait colonial et de la Françafrique ont tort en ce qui concerne Madagascar, alors il faut que ça soit de l’or. Ce que les Gasy de l’Île ont l’air de préférer à ce que les étrangers souhaitent pour eux, il faut que ça soit quelque chose d’irremplaçable. Je donne ici ma version actuelle de l’Histoire de ce pays magnifique. Mais le monde étant la jungle immorale qu’il a toujours été, il n’y a jamais lieu de juger les cultures, même paternalistes, même dominantes,  même en danger, il n’y a pas lieu d’être normatif. Ce qui mérite d’être saisi, accepté, décrit, sublimé, c’est ce qui est, c’est ce qui se produit dans nos vies. Être malgache, en-dehors des arrière-pensées (géo)politiques, j’aimerais que l’on arrive maintenant à dire ce que cela veut dire, en particulier pour une personne de ma génération, de la façon la plus féconde possible : par des fictions de qualité. Entre les robots technolâtres annoncés par Georges Bernanos, les caricatures de POV, de Ramafa ou de Ranarivelo et le sourire impénétrable du Malagasy inapproché jusqu’à présent par aucun écrivain francophone au monde – hormis par le surdoué Jean-Joseph Rabearivelo – il y a de quoi enrichir la littérature mondiale. Quel défi stimulant et, en cas de réussite, quelle combustion de beautés certaines attendent le lecteur, immédiatement grisantes, consolantes, sans notes de bas de page, sans recours au curriculum vitae de l’écrivant pour palier l’ennui produit par des textes qui puent la Coopération et les Affaires Étrangères. Une beauté directe, aussi impertinente qu’une observation de Proust, littérature née d’une lutte singulière, dans les règles de l’art, contre la bien-pensance, les concepts et les clichés. Beaucoup de travail en perspective, beaucoup de plaisir pour que fleurissent ces vérités romanesques qui donneraient illico sur de l’invisible en avant, oh, mère.

Je dédie cette note à mon père.

Saint-Denis, 3 août 2018

Eva Lee

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Sur Saint-John d’Orange de Basile Szymanski

I want a hero : an uncommon want,
When every year and month sends forth a new one
Lord Byron

Et c’est encore une fois que je n’aurai pas eu la présence d’esprit de me pénétrer du fait de la présence des choses ! J’aurais pu la dévisager pour toujours et l’écouter pour jamais et prendre sa formule sur le vif ! Au lieu de cela, j’ai pensé, à quoi ? à tout ! Et c’est passé.
Jules Laforgue

La définition de la seconde (la seconde est la durée de 9 92 631 77 périodes de la radiation correspondant à la transition entre deux hyperfins de l’état fondamental de l’atome de césium 133) est plus longue que la seconde.
Nathalie Quintane

À Johanna L.

stjohndorange

Maintenant, voilà : Basile Szymanski possède aussi un talent d’auto-éditeur et, s’il pouvait me pardonner cette indélicatesse, à moi qui ne le connais de nulle part, et à moins que l’Éditeur de ses rêves ne le reçoive à bras ouverts, j’aimerais le voir, à l’avenir, publier ses livres lui-même par le biais d’un site d’impression à la demande, pourquoi ? Parce que cela reviendrait, sans tendre un euro, sans abandonner le moindre de ses droits d’auteur, à produire le manuscrit prêt-à-clicher qu’il a su fournir aux éditions l’Harmattan selon les instructions jointes à un contrat dont on connaît les alinéas stupéfiants. Alinéas sur lesquels je ne me répandrai pas, mais qui font que son premier livre souffre vraisemblablement, aujourd’hui en tout cas, de la mauvaise réputation de la maison qui possède le fonds d’édition le plus important de France. Cette réputation fait que, même si les jeunes auteurs de l’Harmattan bénéficiaient des services d’un attaché de presse agressif, ce qui n’a pas l’air d’être le cas, les journalistes littéraires s’interdiraient malgré tout d’écrire sur leurs livres.

Après, pour ceux d’entre les (bons) écrivains de cette écurie qui ont la fibre commerciale, il reste la possibilité de démarcher les chroniqueurs amateurs dépourvus de préjugé, soit que préjuger ne soit pas dans les mœurs de ceux-ci, soit qu’ils ignorent tout du monde de l’édition. Mais Saint-John d’Orange semble avoir été écrit pour convenir en priorité à son auteur, pour combler une certaine fringale spécifique de beauté particulière, comme tout bon livre d’ailleurs. Et s’il a plu à ce jeune écrivain de signer un texte sans concession aux normes exigées par le blogueur litt’ moyen, ce dernier, généralement cramponné aux conventions du roman traditionnel, prendra, pour sa part, la liberté de ne pas écrire un seul paragraphe sur Saint-John d’Orange. D’où black out sur Szymanski. Je systématise honteusement, je parle sans savoir : je sais. Mais bref, je fais partie des chroniqueurs sollicités par l’auteur-musicien et, contrairement à ce qui se produit d’ordinaire, je me suis trouvée en présence d’un texte irréprochable, sans coquilles ni fautes, bien plus propre que certains produits des maisons d’édition les plus respectées. Et mieux que cela, mieux que les centaines de gâte-papiers élevés à bout de bras jusqu’au nirvana de la bonne presse par les commerciaux que l’Harmattan se refuse à embaucher, Basile Szymanski sait écrire, divertir, séduire son lectorat-cible. Il s’inscrit dans une tradition. Il a trouvé un style et le sujet dont il traite de façon originale est un sujet qui touche. N’y allons pas par quatre chemins : sa tribu d’élection n’est pas la mienne mais j’ai bien aimé son livre.

Gerard Rancinan

Si dans ce livre la structure déconcerte, si le sujet n’est pas conçu pour être cerné d’emblée, c’est parce que, un peu comme pour les publications des éditions Quidam, Cheyne, ou Armourier, dans Saint-John d’Orange le style justement prime sur le sujet, et il s’agit plus précisément d’un style ludique, jamais loin, donc, d’une certaine poésie contemporaine, celle que montrent par exemple le-terrier.net, T.A.P.I.N, remue.net, sitaudis.fr, et j’en oublie.

Ça, j’en oublie.

Le Petit prince sous champi : c’est le sous-titre accolé tendrement par Sylvain Fesson à SJDO. Comme si Szymanski avait monté son récit en ingérant, ou pour accompagner l’ingestion par son lectorat de divers substances hallucinogènes. C’est impossible à trancher, mais le texte que j’ai reçu n’est effectivement pas loin d’avoir produit sur moi un certain effet psychotrope : souvent, au détour d’une métaphore, j’ai senti mes synapses déraper, j’ai kiffé, j’ai ri. Cependant, étant largement revenue de ce type de voyages textuels, aussi délassants soit-ils, les aimant toujours bien, je l’avoue, mais ayant trop de questions granitiques à creuser, quelques édifices en construction, je me serais abstenue d’écrire cette note si je n’avais pas décelé dans cette écriture ludique l’affirmation d’un absolu et, partant, d’un désespoir, d’un pan de réalité, d’une furtive présence. Après les confessions d’un narrateur aussi malicieux, sensible et désabusé que vain, j’ai découvert avec soulagement la figure du Saint qui donne son nom au livre. Szymanski concède un pitch sur Parlhot.com : les trajectoires inversées des deux personnages, le Saint/le Je, se croisent à un moment et il n’y a, effectivement, pas grand-chose de plus à raconter, sauf à déflorer non pas l’intrigue, mais le dispositif installé par l’auteur jusqu’au Canto qui commence par « Je crois qu’il est temps d’admettre que… ». Et qui nous récompense, disais-je, par un effet de présence agréable qui nous mène jusqu’au dernier mot de l’épilogue.

Il faut souhaiter à Saint-John d’Orange de rencontrer ses lecteurs-type, facétieux ou mélancoliques, assoiffés de paragraphes qui les déroutent, les déradent, les dérident. Je les vois d’ici : irréligieux, cultivés. Certains ont fait le tour des questions levées par les sciences humaines, ne serait-ce que pour obtenir leurs Unités de Valeurs en arrachant la moyenne à leurs partiels. Certains sont de furieux autodidactes, ils ont exploré les cent divisions de la classification Dewey. Certains sont snobs, ils aiment la sensation de ne pas tout comprendre à ce qu’ils lisent. Certains ont vu tous les films et n’achètent pas les livres pour y repérer, vas-y, des personnages, des intrigues, des décors. La plupart reposent avec rage les romans qui osent commencer par : Madame Vauquer, née de Conflans, est une vieille femme qui, depuis quarante ans, tient à Paris etc. Non, ils n’ont pas grand-chose à taper d’être menés par le bout de la péripétie vers quelque dénouement compréhensible que ce soit.

La plupart, même sans avoir lu Laforgue, Joyce, Ionesco ou Tarkos versent des larmes de chevrotine fondue à la pensée des centaines de milliers de lecteurs qui ont acheté, lu, aimé le « roman » dont l’incipit est  : Elle est américaine, étudiante en troisième année à l’université de Berkeley. Le premier livre de Basile Szymanski s’adresse à ces lecteurs-là, il commence au futur et ne fait pas n’importe quoi de la liberté formelle dont il s’empare. Il amarre son style – j’y viens, regarde – à des socles esthétiques réels, pour ne pas dire ostentatoires, et réellement esthétiques. Ces socles sont imbriqués, si je puis me permettre, avec talent. On pourrait les appeler Dolce vita, Fin de siècle, Post-modernisme.

Pour la dolce Vita, cela saute aux yeux, cela compose on va dire la captatio benevolentiae du livre avec, notamment, ce double-sens très réussi, très jeunesse dorée injecté sur le verbe « fondre » dans le tronçon de phrase que je voudrais avoir déposé à la SACD : la nuit romaine qui fondra comme un sorbet sur le fantôme du Colisée. D’autres allusions à Fellini embellissent le texte, tant dans le choix d’une structure sibylline à première vue que dans les annotations qui renvoient au culte de l’intelligence pure, à l’aristocratie, ou du moins à cet idéal de désœuvrement, de futilité, de « vie inimitable » qui séduisent toujours. Nous voyageons donc entre Fitzgerald, Sagan, Sofia Coppola et Easton Ellis.

Boris Pelcer
Et l’on ne peut craindre d’avoir à aucun moment glissé dans la sentine où prospèrent Von Ziegesar, Pille, Sperling et consorts, parce que chez Szymanski, l’esprit Fin de siècle écrête chaque phrase au burin de l’humour, de la dérision, de la distanciation à tout prix, voire de la démystification grasse. En revanche, premier livre oblige, que sais-je, cette utilisation stylistique de la trivialité frôle si souvent la facilité qu’elle troue des fois le placo par mégarde, comme dans tels dialogues jeunistes ou surtout tel zeugme qui, à mon sens, rate bien bien la dernière marche et nous donne, à nous aussi, envie de pleurer des larmes de spectateur, d’esthète et de crocodile. Meilleur dans la parodie et en particulier dans l’application des lieux communs de la mystique universelle, l’auteur sait accommoder un ton impeccablement sentencieux avec de proverbiales énormités, dans un éclat de rire hérité du Lord Byron de Don Juan. Il est encore plus plaisant de reconnaître sans arrêt, sans lassitude, le goût de Huysmans, de Schwob ou de Lorrain pour l’accumulation, la juxtaposition burlesque ou finaude d’éléments hétéroclites.
Dave Pollot
L’exigence formelle est toujours là cependant, dominant la fatigue décadentiste. Car si le nouvel auteur fin de siècle a lu tous les (ou lu trop de) livres, son esprit exulte, n’est pas triste, et sa chair ne l’est pas davantage, d’après ce qu’il en dit, du moins. Après le modernisme tyrannique des trente glorieuses, qui alla jusqu’à interdire le figuratif à ses grand-oncles, il s’autorise à imiter les choses du monde. Lui aussi rejette les formes vieilles, mais n’a pour autant pas l’ambition d’en inventer de nouvelles. Ce n’est pas qu’il se fiche des formes, jamais de la vie, ni qu’il manque de courage, c’est qu’il faudrait voir à créer une forme nouvelle à partir de ce qu’est devenu le monde. Ce serait une forme bâtie sur de l’incertitude et du chaos, de l’hyper-information, de l’hyper-technologie et de la consommation de masse. Ce serait du post-modernisme.

Les pionniers de la désillusion techno-scientifique ont eu la réjouissante ambition de convoquer ce monde dans sa totalité, de faire entrer de l’azote, de l’oxygène, de l’argon, du Néon, de l’Hélium, de la vapeur d’eau, du dioxyde de carbone, des gaz polluants et des particules dans leurs pages. Ils ont installé du jeu entre les disciplines, les époques, les genres, les marques et les enseignes dans un esprit de système. Ils ont installé du jeu entre les différents systèmes qu’ils ont su agencer comme des Titans, et ainsi de suite, jusqu’au génie si tu peux. Le grand DeLillo a ainsi mixé les arts visuels, les mathématiques et l’Histoire contemporaine dans l’ensemble de son œuvre. Rushdie a tressé ensemble le Mahabharata, Bollywood et Disney-Land dans La Terre sous ses pieds. En France, il a fallu parler de littérature-monde tellement ce fut comme une tornade de réalité dans nos bibliothèques avec Houellebecq, Ravalec et Dantec, dont les cadets sont les écrivains cybernautes. Le glamour bouge dans le Saint-John d’Orange de Szymanski, amalgamé à la science fiction, à l’Antiquité et à la Californie. Comme dans une grande partie de la poésie contemporaine, le jeu s’impose comme le fondement esthétique principal. Le paralogisme règne en maître, la mauvaise foi dégomme, l’esprit de sérieux est l’ennemi. Alors qu’elle se traduit par un imparable arrosage d’obus sans discernement chez Pierlyce Arbaud, cette terreur sacrée du sérieux se présente chez Basile Szymanski comme une sorte de déficience générationnelle, je ne savais ni où, ni quoi regarder : je n’avais jamais appris. Cela pourrait confiner à la posture, surtout lorsque l’auteur évoque ces Grandes Actions dont on se rendait incapable par le fait même de les avoir trop laissés nous fasciner. Mais le garçon utilise à bon escient une faculté réelle d’invention : Moi qui souhaitais tant savoir de quelle couleur on m’avait enduit, qui donne à la dérision le dernier mot et qui fait que le livre n’aborde jamais aucune grande question autrement que pour de rire : dandysme, distance, élégance.

Roland Delcol

C’est dans les entrelacs de ces réseaux désolés, pour adapter l’expression de T.S. Eliot, qu’est branchée la belle allégorie sur le désamour dont je ne dirai rien, car il s’agit des meilleurs passages de son livre. Cela pourrait être le cœur du sujet. Je veux parler de l’expression d’une souffrance aussi vieille que le premier baiser glacial, terrifiant d’hypocrisie, entre les premiers amoureux du monde. Le propos de SJDO est donc d’une banalité sans recours, mais aussi d’une nécessité antédiluvienne. Cela fait (toujours aussi) mal. On souffre. Vraiment. Toujours. Autant. S’il est vrai que peu d’écrivains sont capables de ne pas écrire lorsque cette douleur a fondu sur eux, il n’est pas donné à tous, surtout pas aux jeunes, de saisir que cette souffrance est d’une nature foncièrement spirituelle.

Or, dans les pages à tonalité religieuse (symboles chrétiens, idolâtrie contemporaine etc.) Saint-John Orange apparaît vite comme l’alter ego fantasmé du narrateur, son idéal surnaturel, comme si la souffrance amoureuse forçait notre héros mastroiannien à chercher la transcendance. Ni hypersensible ni futile, Saint-John n’a pas perdu le sens de l’unité de l’être, comme cela est suggéré dans le Canto 16 intitulé Saint-John et les forteresses disjointes de l’enfance. Ce qui le place en marge de son époque. Mais, précoce, réfléchi, puissant, le saint homme présente un défaut, cependant : s’il condamne les addictions en tous genres, il est tenaillé, lui-même, par la Libido Sciendi, considérant les questions comme une drogue, et l’intellect comme absolu indépassable. Ce qui laisse bien entendu en friche les autres besoins de l’âme, le besoin de lien, notamment aux autres hommes, au moment présent, à soi-même, à la divinité dont il est, par définition, l’image. L’absence de ces liens conduit à des conduites addictives et c’est bien ce «Je n’arrive pas à exister dans le monde, je suis coincé à l’intérieur de moi-même depuis toujours, aidez-moi, je vous en prie» qui fait que Saint-John, finalement, n’est d’aucune aide au narrateur.

Laurence Demaison

En attendant que l’amour revienne ou que la souffrance passe, le rire est complice, le tourment perceptible, et si toute cette histoire était pure fiction, ce serait tout de même sacrément bien trouvé, comme dans le Canto 11, « l’Otage » qui  juxtapose quatre niveaux de narration de façon sérieusement rigolote, c’est-à-dire, si l’on veut mon avis, irrésistible. L’hilarité côtoie la tristesse jusqu’à la chute, où il est question de la peur de se fracasser au moment de se jeter à (une) eau si lisse qu’elle semble dure. Il y a du Benjamin Biolay dans cette description pathétique de la solitude de l’homme sans Dieu qu’une femme a quitté, et un aspect catchy dans la composition de ce livre fragile, présenté comme un album de seize morceaux, seize tracks, seize chants, sedici Canti.

Minolta DSC

Saint-John d’Orange est donc une œuvre pour sa génération, fait d’inachèvement, de dandysme et de ludisme. Il n’a pas été écrit pour me plaire. Il y parvient néanmoins ; j’y ai réappris ce que l’on gagne à ciseler des images – même si je doute de pouvoir un jour égaler le talent de pop-artiste de Basile, dont l’univers est sensible comme une charleston à 140 BPM, comme une culotte bleue, comme des flocons de soleil, comme les gouttes mauves du soleil, comme un vacarme de drapeaux narcissiques et de sandwichs décimés (je cite, bien entendu, et j’applaudis.)

L’art d’écrire précède la pensée, disait Alain. Pour faire fructifier un talent indéniable, il reste au joli coup de plume de Szymanski, en plus d’un devoir à chercher, un surplus de réalité rugueuse à étreindre. Mais notre écrivain songe-t-il, entre deux projets musicaux, à des récits de plus grande envergure ? Lui qui n’a pas vingt-sept ans, lorsqu’il aura pris le temps d’une expérience durable dans le maëlstrom de quelques-unes des notions qu’il jette en l’air, dans la fournaise de quelques-uns des savoirs que son premier livre utilise, inter-connecte et survole, lorsqu’il aura vécu ou pensé de quoi le désemparer plus fortement qu’une déveine amoureuse authentique, trouvera-t-il le courage d’en faire une œuvre selon mon cœur, un livre ambitieux, innervé, inspiré, achevé ?

Ancrera-t-il plutôt sa pensée de façon assumée, obstinée donc, dans la post-modernité qui se rit/joue/sert des cultures et des formats comme elle se rit/joue/sert de tout ? Du sentiment le plus intime, de l’émotion la plus commune au plus sublime des préceptes, du plus universel des théorèmes aux aveux les plus discrets, continuera-t-il de planer sur quatre mille ans d’histoire en rhizome et d’anticiper jusqu’à des 5 octobre 2456 par-dessus des banquises en Californie, avec la bravade pinkaprout en prime, et la politesse du dégoût de la loi du plus fort, le tout sur seulement cinquante pages et quelques, histoire de voir l’effet que cela fait, alors qu’on en voudrait du rab, mec t’es sérieux ?

Jean Shin

La Vraie vie

1 – Les fondements du respect.

Assez.

Je ferme les yeux. C’est ainsi que je prends l’avantage sur vous. C’est par cette abdication stratégique que je maîtrise enfin notre bref et violent rapport de force. Et je vous jette mon mépris au visage en cet instant, en ces minutes chaotiques qui nous ont assis face à face, dans ce wagon surpeuplé, entre Cambronne et Passy, moi qui suis torturé par le début d’un livre à écrire, et vous l’inconnue, posée là par hasard, frénétique, hystérique, déchaînée, prête à toutes les grimaces ineptes, à toutes les simagrées transparentes pour ne pas croiser mon regard.

Je vous domine, mais cela ne m’arrange pas. J’ai beau me caler maintenant contre la vitre et m’enfoncer dans le noir de mes yeux bien fermés, renonçant à l’étude de l’indigénat bigarré qui s’était offert une fois de plus à ma curiosité d’artiste, y renonçant ce soir pour la raison que vous me gâtez la vue, rien n’y fait. J’ai beau rentrer en moi-même, disais-je, je reçois de votre part des signaux que, dans votre ingénuité, vous envoyez tous azimuts. Pour des raisons que je donnerai dans la sixième section de cet opuscule, je suis dangereusement sensible aux pensées semi-conscientes que les oiselles de votre espèce émettent, sans parler des sommets que vous atteignez, vous en particulier, dans votre crasseuse ignorance de ce que peut provoquer la fameuse seconde force universelle, dans l’ignorance la plus crasse des effets pervers de ce que vous ne savez pas être la force électromagnétique. Je perçois vos signaux malgré les barrières autarciques de ma vie intérieure, comme autant de bip-bip émanant du capriné sous analgésique que vous êtes, vous dont je devine par dessus le marché le tempérament rustique et volontaire, pour mon plus grand désagrément. En un mot comme en mille je perçois vos insanités moléculaires constamment diffusées dans ma direction, aggravés de messages incultes. Ne m’attribuez pas de sixième sens, mon ouïe, bien que de puissance ordinaire me permet de savoir à quoi m’en tenir : les yeux fermés, je vous entends gesticuler, fermer puis rouvrir votre sac sans rien en extraire d’intelligent. Vous croisez et vous décroisez les jambes, vous dépliez vos bras sans projet ni prétexte, parce que je vous obsède, parce qu’une idée sur moi vous possède et vous oblige à émettre n’importe quoi tous azimuts, incapable que vous êtes de vous suffire à vous-même le temps d’un petit trajet. Car vous avez la sottise de me soupçonner de faire semblant de dormir pour vous épier, pour vous regarder en douce, pour vous lécher lentement des yeux, à votre insu, à l’abri de mes cils entrouverts, moi pourtant qui les tiens bien fermés, et qui de toutes façons, en ai vu de plus belles que vous.

Je zappe, je passe au degré supérieur, rien ne m’est plus facile, et je vais vous dire pourquoi : je me serais attardé sur vous, je vous aurais rendu les hommages auxquels vous prétendez si vous aviez su être vous-même. Si, à mon arrivée, vous m’aviez d’abord jeté distraitement le regard indifférent, même artificiel, qui s’imposait. Et si, ensuite, en me voyant m’asseoir, et mesurant plus précisément le peu de distance qui sépare mon visage et mon corps des canons masculins universels, vous vous étiez honnêtement laissée aller à me contempler de la tête aux pieds. Je vous aurais estimée de ne baisser les yeux qu’après cet examen rigoureux et furtif. Je vous aurais saluée plus bas encore si, au lieu de baisser les yeux, vous aviez crânement soutenu mon regard, sûre de votre droit de distinguer la beauté, et de l’apprécier, où qu’elle se présente. Enfin, si jamais, vicieux comme il m’arrive de l’être, j’avais décidé de ne fermer les yeux qu’à demi pour vous examiner à mon tour, et que, loin de vous affoler, vous en aviez profité pour me détailler plus à loisir, en toute impunité et sans fausse pudeur, je vous aurais décerné le laurier trop rare de la femme de mes rêves, de celles que je n’oublie pas et que, pour rien au monde, je ne veux respecter. Or, j’ai beau rassembler, réviser, truquer même un peu les pièces à votre avantage, je reviens toujours à la même conclusion : il ne s’est rien passé de tout cela, tout le temps perdu que j’ai eu affaire à vous.

C’est pourquoi petite brune aux yeux verts, aux seins dûment séparés, aux cheveux coiffés à la mode, je vous respecte. Je me retiens d’exprimer ce que je pense de vous. Je vous laisse partir dans le doute enchanteur, sachant par expérience que vous ne supporteriez pas d’entendre ce que j’ai à vous dire, et que, parce qu’il est des médiocrités irrécupérables, il est des réflexions qu’il faut garder pour soi. Je passe. Tels sont les fondements du respect.

2 – Le caractère occulte des fondements du respect.

Dans la sixième section de cet opuscule, j’irai droit au fait, et je braquerai mes lumières sur le caractère ésotérique des fondements du respect, tels que je les ai mis à nu. Car ces fondements sont multiples. Multiples, et j’y viens, sont aussi les raisons que j’ai de vouloir empêcher mon épouse Armelle de sortir de chez moi. Certes, ces raisons-là se résument à une formule unique, qui énonce que, sur ma vie, cette femme enlaidit de l’intérieur à vue d’œil, et que sa laideur intérieure tend, pour détourner mon attention, à se transformer en laideur extérieure, sous forme de graisse et de poils apparents. S’il n’en avait tenu qu’a moi, je l’aurais enfermée dès les premiers symptômes, pour ne la laisser éventuellement s’échapper qu’une fois sa métamorphose achevée. Mais une telle mesure aurait demandé des décennies, car cet animal ne grossit malheureusement qu’à son rythme, c’est-à-dire au plus imperceptible des ralentis. Elle est si fidèle à son ancienne image à première vue, qu’il m’est impossible aujourd’hui de la faire passer pour une étrangère, pour une grande cousine de passage ou pour une quelconque femme de ménage vorace et boulimique que j’aurais prise à mon service. Je me contente aujourd’hui de ravaler ma rancœur et de sublimer mes fantasmes, pour n’en réaliser qu’un. En effet, j’ai décidé, et je m’y tiens, de ne plus donner le bras au monstre en public, et de limiter les zones de contact entre nos deux corps. De réduire les régions de contact au plat de ma main droite d’une part, et au sommet de son chignon d’autre part, afin que l’on cesse de nous associer abusivement. C’est à mon voisin que je pense. Grand amateur de science fiction, mon voisin cultive, dans le secret de sa tête, la manie de comparer, à chaque fois qu’il nous voit ensemble, la version actuelle d’Armelle, exagérément ventrue et poilue, oui j’insiste, poilue pour me contrarier, aux jambes et sous les bras, avec celle que j’ai bruyamment burinée tant de fois au-dessus de chez lui, il n’y a pas si longtemps. J’ai beau houspiller à haute voix l’indescriptible mutant qui me sert de compagne, j’ai beau l’abreuver des vulgarités les moins conjugales dans le couloir, rien n’y fait, je perds mon temps, mon voisin nous marie vicieusement dans sa tête de glandeur suprême. Alors j’en prends mon parti, voyez-vous, je fais contre mauvaise fortune bon cœur, et entre nous je regarde obstinément le meilleur côté des choses.

Car, pour en revenir au domaine intellectuel, qui seul me préoccupe à dire vrai, ma femme m’est d’une aide incommensurable. Sur le plan spirituel, je n’ai pas trouvé de plus précieux adjoint. Il me suffit de l’interroger par exemple: « Armelle, pourquoi tant de lard sous ta peau », pour faire des bonds immenses en avant dans mes spéculations métaphysiques. Car elle m’insulte aussitôt, pour me servir. La moindre remarque innocente dénuée d’hypocrisie que je lui fais suscite en retour chez ma femme une puissante liberté de langage dirigée contre moi, qui me plonge cul par dessus-tête dans les miasmes de mon propre amour-propre, caverne d’Ali Baba, soupe primordiale de toute révélation scientifique. Grâce à elle, je suis le terrain privilégié de mes travaux, ce qui me permet d’aller aussi loin que possible dans mes recherches. Et c’est ainsi que, par sa grâce, tout en forant les noirceurs criminelles de l’âme humaine, à commencer par la mienne, je ne fais rien de mal, dans le monde réel.

Je ne fais rien de bien non plus. Moi qui suis né pour écrire, me voilà mort de peur. Je n’ose entreprendre cette œuvre révolutionnaire, fantastique à lire inévitablement, mais qui exigerait de son créateur qu’il prenne en guise de mots tout un jeu de lames de rasoir acérées, et d’acides tant hallucinogènes que chlorhydriques, et qu’il essaie sur son corps toutes les combinaisons contre-nature dans l’ordre où elles sont recensées à la bibliothèque du Vatican, avant d’en sélectionner les moins nocives et de trouver ainsi le meilleur rapport sécurité-jouissance pour déjouer la censure, afin surtout d’éviter toute intoxication collective indésirable. Étant données ces conditions, on comprend que je veuille, avant de jouer ma raison et ma vie dans une telle entreprise, m’assurer que ce chef-d’œuvre immortel saura rencontrer son lectorat sans le foudroyer sur place et, plus en amont, que ce lectorat existe, ce dont je finis par douter.

Mais dans ma détermination, parce que je tiens à donner le meilleur de moi-même, je cherche, j’arpente les rues et les transports en commun, je lis sur les visages que je croise, et je cherche à décerner le prix du Lecteur digne de moi, en toute impartialité. Je cherche en vain. Les gens sont terriblement laids, et ceux qui ne sont pas laids ont l’air incroyablement bête. Ceux qui n’ont pas l’air bête ont l’air si misérable que l’on se sent l’envie sincère d’invoquer saint Molf, rien qu’à les voir marcher. Plus on les regarde, plus on devine à traits découverts l’étendue de leur intelligence, plus vite on arrête de les envier. Car on en vient à les plaindre. On leur souhaite de trouver quelque jour le sommeil ou la mort qui seuls pourraient à la limite les soulager. C’est ainsi du reste qu’une étudiante assez attrayante sexuellement m’a pris en pitié, moi, l’autre jour, qui faisais à part moi le bilan des quarante-sept ans d’existence de l’Onu. Bien qu’elle fût génétiquement incapable de suivre les méandres de ma pensée, elle avait pénétré ma détresse. Elle me consola d’un sourire. J’en fus réconforté. Je n’avais ni le temps, ni l’envie d’aller plus loin, mais j’estime que, dans une certaine dimension, en cet instant de grâce, elle m’a bel et bien fait l’amour. Je développerai dans la sixième partie de mon opuscule cette idée fondamentale. Je veux parler de l’urgence d’en finir. Il est temps en effet de purger les rapports humains de toute espèce de convention, à commencer par cette hypocrisie rentrée que l’on appelle respect. Autant le dire d’emblée, cela n’ira pas de soi. Une telle réforme sociale implique rien de moins qu’une transformation irréversible du cerveau et de, et par, l’usage que nous en faisons. Le présupposé de mon ouvrage, et son apport majeur, que je justifierai en temps voulu, est que cette transformation est à la portée de tous. Un nombre incalculable de bienheureux l’ont réussie, de siècle en siècle, et jouissent aujourd’hui encore d’une gloire posthume et méritée. La question est de savoir s’il en est de vivants. J’en suis un. Il n’y a pas d’erreur. Mais je me sens seul. Or, les improbables individus de ma trempe, pourvu qu’ils soient en vie et qu’ils lisent le français, sont mes lecteurs d’élection. Je les cherche.

3 – Du désir et de la peur.

Depuis que, tenaillé par la justesse et par la profondeur de mes idées, j’écris dans le métro, je suscite autour de moi un halo de curiosité et d’admiration que j’exècre, et qui me dérange. Je hais l’idée obséquieuse que ces inconnus se font de moi sans preuve, comme je hais toutes les formes de préjugé. Qui sait ce que je vaux ? Qui dans ce wagon sait au juste la pertinence et la portée littéraire de ce que j’invente ? Qui peut jurer que je suis plus qu’un médiocre fou ? La vitesse et la constance du flot des mots qui fusent, qui m’obligent à prendre une posture fœtale sur ma banquette, les deux pieds sur le siège d’en face quand j’ai la force intérieure d’ignorer les reproches mentaux que m’adressent en silence les vieilles célibataires, mon air absorbé, indifférent à ce qui se passe autour de moi et surtout je le répète car c’est le plus impressionnant, la constance de mon geste prolifique, peuvent, il est vrai, faire illusion. Je peux donner sans le vouloir l’impression de produire d’inquantifiables vérités depuis longtemps portées en moi. Qu’y puis-je, si l’on a la sottise de voir en moi le dernier génie parisien au travail ?

Pour cette fois cependant, ces imbéciles n’ont pas tort. Je suis bel et bien inspiré. Lisez plutôt : le respect déploie ses racines dans les bas-fonds du désir, qui lui-même pactise en cachette avec la peur, bien que l’inverse soit plus juste encore. De là naît l’envie. Liquidons sur ce point les idées reçues : Karl Marx ne nous avance à rien. Il sombre à la verticale dans le délire le plus meurtrier dès l’instant où il fait entrer dans le sujet ses moites histoires de fric. Thomas Hobbes quant à lui, car je vous vois venir, passe régulièrement à côté du problème, mais comme il arrive souvent dans ces cas là, il aperçoit l’essentiel. Il pointe le doigt dans la bonne direction, entendez la direction que je vais vous faire prendre. Il reste muet de stupéfaction. Il veut se jeter dans mes bras, mais il a conscience du fossé méthodologique qui nous sépare. Je vais trop vite pour lui. Alors il retourne en courbant le dos à ses histoires de comparaison. Je vais si vite que j’ai le temps de vous expliquer et de vous réfuter Hobbes. Ce sera fait. D’après Thomas Hobbes le malheur des hommes vient de ce qu’ils ne cessent de vouloir se comparer les uns aux autres.

Bien.

Mais faux.

Même si je répugne de tout mon être aux procédés de ce genre, il me suffit de puiser dans mon expérience domestique avec Armelle pour remettre les tristes butors de la famille de Hobbes à leur place. Je n’ai jamais daigné me comparer à ma femme, comme elle ne s’est jamais avisée de se comparer à moi. Mieux peut-être : nous sommes, nous n’avons jamais cessé d’être rigoureusement égaux, toutes proportions gardées. Du temps où je la trouvais belle, période bénie sans laquelle nous ne serions pas où nous en sommes aujourd’hui, j’affichais moi-même une intelligence encore mal dégrossie, mais d’un influx suffisant sur les gonadotropes femelles les plus difficiles. Maintenant que le temps a passé, ce que nul n’a pu éviter, et maintenant qu’elle a pour elle cette admirable répartie qui lui sert d’intelligence, je suis devenu fort séduisant à ma façon, le développement spirituel aidant. Or, n’est- ce pas justement ce couple fort bien assorti, moi si beau, elle si forte, qui connaît aujourd’hui les pires problèmes de respect mutuel, ou, pour mieux dire, qui n’a plus que ce mot à la bouche ?

Je lâche Hobbes car on ne s’acharne pas sur un homme à terre, et j’avance. Ne pas dire ce qu’on pense est une chose. C’est une chose qui même a ses vertus prophylactiques. S’empêcher de penser la vérité telle qu’on la pense au plus profond de soi-même en est une autre qu’Armelle, malgré les cours de rationalité que je lui donne sans me décourager depuis bientôt dix ans, exige injustement de moi. Ce qu’elle me jette au visage pour avoir le dessus, et pour qu’ensuite je lui mente sur elle-même, personne ne peut s’en faire une idée. Je me contenterai de dire à quel point elle manque de sportivité. Elle manque de sportivité au point de me donner des envies périodiques de la battre. C’est dans ces moments-là que, pour la paix du ménage, je tâche de garder à l’esprit l’idée qu’elle se défend comme elle peut, et qu’elle ne pense pas un phonème de ce qu’elle brame. Elle ne s’écoute pas, quand elle me traite, par exemple, pour vous donner une idée de son absence d’imagination et de son manque d’idéal, quand elle me traite d’impuissant et d’épave narcissique. À mon sens, elle se punit elle-même en croyant m’achever.

Je sais ce qui la blesse, car j’ai le sens de l’universel, comme on le verra plus loin. Je sais qu’elle n’est pas en rivalité avec autrui, contrairement à ce qu’allègue Thomas Hobbes. C’est avec elle-même qu’elle se met à chaque instant en compétition : avec celle qu’elle fut autrefois. Avec celle qu’elle voudrait être au mépris des réalités criantes. Avec celle qu’elle espère paraître tout à l’heure, quand elle aura tiré la chasse d’eau, retiré ses rouleaux, ravalé sa façade, fermé le rideau sur un de ces spectacles intimes et désolants qu’elle cherche à me dissimuler, et qui, pense-t-elle, ne la concernent pas. Elle rivalise avec celle qu’aucune femme, de mémoire d’homme, n’a jamais pu être au-delà de vingt et un ans, ce que dans le fond elle n’ignore pas. Mais dans sa mauvaise foi, elle se flatte de mensonges qu’elle me contraint de faire semblant de penser à son endroit, car je suis faible, au mépris du seul bien qui me reste : mon honnêteté intellectuelle. Maintenant, prenez du champ. Scrutez vos souvenirs. Regardez autour de vous, pensez à l’être sournois qui partage vos nuits et votre salle de bains ou à l’insuffisant mental qui partage votre bureau ; remplacez elle par il, généralisez, n’hésitez pas, abusez. Et avouez que ça marche. Essayez sur vous-même. Cela marche aussi. Ce qui se vérifie bien entendu, même et surtout, si l’entité dictatoriale qui revendique à grands cris votre respect est ostentatoirement sénile, sans beauté, impotente ou sans aucun intérêt. « Respectez-moi, ne croyez pas vos yeux », vous dit constamment l’autre. Méfiez-vous des apparences. Je ne suis pas celui que vous voyez. Je suis Autre Chose, dit l’autre, je vaux mieux que moi, s’obstine-t-il à vous répéter.

Et maintenant je dis : n’y a-t-il pas moyen de s’arranger autrement ? Pourquoi ce commerce interminable de menteries conventionnelles qui ne nous apportent rien ? Comment en sommes-nous arrivés là ? Avant d’en tirer les conséquences logiques dans la sixième section de cet opuscule, j’avance sommairement un premier élément de réponse : tous les hommes ne jouissent pas du même degré d’intelligence. Cela va de l’extra lucidité (je suis votre serviteur), à la cécité la plus fanatiquement entretenue. D’où, pour tout égaliser, ces concepts abstraits, sanctifiés à tort, que sont le respect, l’honneur et la dignité masculine, féminine, professionnelle, paternelle et sociale et j’en passe par manque de temps.

Néanmoins, je m’explique, très vite. On ne peut pas supprimer les différences fondamentales. Il serait tout à fait barbare d’exiger de tous les êtres pensants un même degré d’intelligence, de force physique, de richesse et de beauté, ne serait-ce que parce qu’une telle idée relève de l’aberration scientifique. Je vous renvoie au principe d’énantiodromie : toute qualité porte en elle le défaut correspondant, et inversement. D’un autre côté, empêcher les gens de se dévisager les uns les autres, et d’observer les inévitables laideurs de leurs vis-à-vis serait tout aussi rétrograde. Inhumain. Totalitaire. Et comme il n’est pas concevable de laisser les choses en l’état, voici ce que je soumets à la réflexion générale. Si nous ne voulons ni de l’épuration, ni de la corruption, il nous faut cultiver dans la rigueur et la transparence l’art d’utiliser les mots justes, et d’appeler un chat un chat.

4 – Sixième section de cet opuscule

Je suis l’exemple édifiant d’une initiation réussie. Comme je l’ai laissé deviner, je jouis et je souffre d’un degré de lucidité supérieure à la normale. J’ai dû me séparer des membres de ma famille et de mes meilleurs amis. Je les ai quittés pourquoi, parce que j’ai fini par lire couramment dans leurs pensées, ce que ni eux ni moi n’avons pu supporter. Au point où j’en suis, j’ai le désir lancinant d’amener le plus de sujets possibles à mon niveau, pour ne pas sombrer dans la démence. Je suis fatigué de cette vue panoramique que j’ai sur l’humanité. Et je suis persuadé que le nivellement des intelligences par le haut n’est pas une utopie, car la voie que j’ai suivie quant à moi, fut naturelle et concrète. Mes progrès fulgurants ne sont dus qu’à des circonstances ordinaires, dont j’ai su tirer le meilleur parti. Mais vous voilà mûrs. Vous voilà prêts. Je puis vous révéler sans risque les arcanes de la vraie vie.

Mes facultés intellectuelles et intuitives se sont surnaturellement développées du jour où j’ai arrêté, à mon corps défendant, de travailler. Je n’insiste pas sur les effets destructeurs du travail tel qu’on s’y adonne aujourd’hui, sur le système nerveux, sur les neurones et sur les cellules gliales. Le désastre est tel que la majorité de la population active n’utilise plus qu’un ou deux tiers des dix pour cent traditionnellement employés de son cerveau, négligeant le néo-cortex pour surexploiter le système limbique. C’est entendu. Mais la société court un plus grand péril encore. Les forçats résignés du pointage côtoient aujourd’hui, sans se douter de la révolution qui se prépare, une nouvelle aristocratie oisive et souterraine qui se constitue peu à peu et qui, à mon instar, ne cesse d’explorer, par excès de disponibilité, l’ensemble insoupçonné du potentiel synaptique humain. Pendant qu’une majorité décroissante se suicide cérébralement trente cinq heures par semaine, trois millions d’explorateurs d’un genre inédit sont en train d’expérimenter de nouvelles connexions neuronales. Or, si les premiers, dont vous êtes certainement, sont riches, intellectuellement paresseux, vulnérables et manipulés, les seconds dont je suis, sont libres, clairvoyants et nombreux. De plus en plus nombreux. D’une façon ou d’une autre cela finira très mal. À moins de supprimer toute forme d’aide sociale, ce que je ne conseille pas, la seule solution qui s’impose pour éviter la fin du monde est d’amener les premiers au niveau des seconds. Comment faire ?

Pour être concret, le changement doit surgir d’une prise de conscience basique, généralisée, et sans précédent. Car en peu de mots, il s’agit pour chacun de voir enfin la vie en face, à commencer par soi-même. Désintoxiquons-nous des flatteries mensongères et quotidiennes dont notre vulnérabilité tremblante s’abreuve. N’ayons plus peur de souffrir. Je ne prétends forcer personne, je me contente de faire valoir ma propre expérience. Je dis que ma vie a changé. J’entends vous donner la marche à suivre pour vous faire gagner du temps. Je dis que tout est possible. Vous qui restez sur la réserve, qui craignez d’exister dans la lumière, et qui renoncez chaque jour à faire le grand saut par lâcheté sinon par ignorance, et qui pensez âprement avoir encore quelque chose à perdre en société, vous perdez au contraire votre précieuse énergie dans des idolâtries narcissiques infinies, complaisantes, renforcées par la notion macrocéphale de respect. Il faut vous traiter. Vous empêcher de vous nuire à vous-mêmes. Comment ? Vous exproprier bien sûr, vous jeter dans la rue, vous licencier, vous mutiler, pour vous apprendre à réfléchir. Mais je ne suis pas fou. Une telle mesure ne servirait à rien. Vous savez ou vous ne savez pas – auquel cas, je ne peux rien pour vous – vous devriez savoir que l’amour-propre, qui résume en deux mots le mal, est l’entité psychique la plus résistante aux mauvais traitements matériels, après le sentiment religieux. Seul un traitement verbal constant peut en venir à bout sans dommages. À l’échelle nationale, c’est donc une réforme volontaire du langage que je préconise. Il suffirait de faire voir à chacun ce que l’on gagne à se parler franchement. Au lieu de se fourvoyer dès le matin en articulant le factice « je vais très bien, et vous » il faudrait commencer sa journée dans la sincérité : « je n’ai rien à te dire ». Cela n’a l’air de rien, mais cela changerait tout. Imaginez un peu l’économie d’énergie sexuelle réalisée si, en sortant d’une salle de cinéma, personne ne vous obligeait à bricoler en vitesse une de ces improvisations verbeuses et parfaitement attendues sur les faiblesses d’un scénario que vous n’avez péniblement suivi que d’un œil. Supposez que vous ayez, par décret national, la liberté d’être vous-même, et de parler des sujets d’anatomie féminine qui à ce moment-là captivent la totalité de votre attention. Imaginez que votre compagne de jeux ne vous retire pas pour cela son amitié. Je m’arrêterai là. L’amour est à réinventer, personne ne l’ignore.

Ce changement infime et systématique du comportement aurait des conséquences très positives sur bien d’autres plans, si seulement un nombre suffisant de sujets s’y consacraient d’arrache-pied. Je ne sais pas. Pour enfoncer le clou, je pourrais insérer dans cette section le récit de mon propre cheminement, dont les étapes furent autrement plus douloureuses que les peccadilles que je viens de suggérer, ce qui au passage n’a pas manqué de faire de moi cet archétype inégalable qui tente aujourd’hui de vous aider. Si j’avais su à l’avance, moi, le prix à payer pour savoir ce que je sais aujourd’hui, et pour être celui que je suis, si l’on m’avait parlé des souffrances qui allaient m’en coûter, j’aurais naïvement préféré cultiver ad vitam æternam ma médiocrité laborieuse et cachottière. J’aurais fait comme vous. Oui, je comprends chacune de vos réticences, car j’ai longtemps entretenu les mêmes. On ne peut pas concevoir les bienfaits de l’intelligence supérieure avant de les avoir éprouvés dans sa chair. Une fois là haut pourtant, où je suis, tout change d’aspect. Tout est remis à sa juste place. L’esprit est leste, endurant, sans peur. Le corps est léger. On prend conscience du temps que l’on a perdu, mais on n’a plus d’inquiétude, on sait comment le rattraper. Le plus difficile est encore de soutenir avec patience, compassion et humilité le spectacle navrant qu’offre le reste du genre humain. C’est là que moi je peine. C’est la difficulté où j’achoppe. Cette humilité s’apprend, mais cet apprentissage est au-dessus de mes forces. Je suis trop seul. Alors je lance un appel. Changez la vie avec moi.

5 – Annexe

Je passe aux aveux. Je le reconnais, c’est un fait : je suis tristement rongé par la frustration. Il n’y a rien d’autre à dire. Et c’est uniquement parce que ma supériorité me fait souffrir le martyr, et que je manque d’amis, que j’entreprends une carrière littéraire, dans l’espoir de susciter des vocations. Car je ne me fais pas d’idées. Je sais qu’au terme de cet opuscule sans ambition, je n’aurai convaincu personne. Seule une œuvre d’art peut atteindre les nerfs vitaux de la masse. La masse est ainsi faite. Grâce aux moyens de mon art, en trois cent pages inconcevables, je ferai voir par mon génie rhétorique qu’il n’y a pas de programme type, et que chaque homme, du moment qu’il sait lâcher prise, saura renouer personnellement avec la vraie vie. Je montrerai en quoi les affronts sociaux, moraux et sexuels qui nous épouvantent et nous paralysent à tort sont en fait les seules sources véritables d’authenticité. Il suffit d’aller de l’avant, au-devant des vexations, et de s’entraider pour cela, pour que chacun reçoive sa part d’insulte méritée et de vérité destructive. Que chacun ouvre les yeux sur lui-même et s’accepte tel que le hasard l’a produit, et que tous ceux qui veulent en parler s’expriment à voix haute et sans mentir.

Je propose un procédé nouveau, adapté à nos climats et à nos infrastructures. Dans nos pays tempérés, nous n’avons ni le temps ni le goût de la méditation orientale, silencieuse et pacifique. Nous résolvons nos ennuis par l’invective et par les mots bien pesés, chacun à son tour ou dans le chaos des vitupérations collectives, et, ce n’est ni bien ni mal, nous résorbons nos maux par le dialogue. Nous avons besoin de discourir. Apprenons donc à le faire. Qu’enfin la parole circule. À cet égard, je mets de nouveau les choses au point : la psychanalyse nous fourvoie, car il n’est pas bon d’accuser les membres de notre famille en leur absence, quand nous rencontrons un problème grave. La vérité vient du dehors, tout comme le bien et le mal, et doit s’y déployer magistralement en retour. Il faut apprendre à supporter les morsures et les gnons du regard franc des autres. Il est plus important encore de rechercher et de bénir profondément les interlocuteurs les plus cyniques, les plus injustes, les plus féroces, car d’une certaine façon, ils n’ont jamais tort. Vomissez en revanche au visage de ceux qui vous caressent dans le sens du poil. Vomissez-leur au visage si vous doutez de votre force de frappe, et fuyez-les comme la peste. Ils sont d’un autre siècle. Ne vous laissez jamais tirer vers le bas. Faites constamment le tri.

Chacun possède sa boussole intérieure, et n’aura jamais qu’à suivre scrupuleusement à la trace ses hantises et ses hontes. Chacun nourrit ses abcès, il n’y aura pas d’erreur. Mais pour les indécis, je connais un parcours universel. Je terminerai là-dessus. Si l’on n’est ni bossu ni bègue, ni noir de peau ni crépu du cheveu, ni grand brûlé, ni assez moche, ni suffisamment pauvre, il n’est pas de chemin plus sûr que de se mettre au chômage, et de se répéter ce mot, chômeur, lamentable chômeur, jusqu’à ce que toutes les autres formes de complaisance et de narcissisme tombent par contagion en plaques. On se trouve en possession, de surcroît, d’une aptitude inespérée, qui nous console autant qu’elle nous afflige : on est soudain capable de voir clair dans la fragilité des choses. On pénètre sans peine le margouillis des prétentions d’autrui. Du réel sans fard, en effet, je dirai ce que dit le Talmud de Yahvé : Annule ta volonté devant sa volonté afin qu’il annule la volonté des autres devant ta volonté. Et tout est dit.

Les mots me manquent, car je viens, en dix-sept mots qui m’ont grossièrement échappé, de vous initier dans les règles, vous dont j’ignore en fait le degré d’élévation spirituelle. Mais qui que vous soyez, au point où j’en suis, vous méritez de recevoir pieusement le mot de la fin. Je serai charitable, et je vous dirai tout : dans ce travail sur vous-même, qui, en vous privant de tout, vous donnera tout, il est un moyen, et sur ce chapitre il faut me croire, il est un seul moyen d’éviter les rechutes à coup sûr. Cette voie, je l’ai suivie jusqu’au bout. Elle consiste à laisser la vérité sortir de préférence et quoi qu’il vous en coûte, aussi souvent que possible, de la bouche abyssale de votre propre femme. Elle vous connaît par cœur, aussi bornée, aussi obtuse soit-elle par ailleurs. Sa propre mère en personne l’a formée pour mettre exactement le doigt sur les zones les plus brûlantes de votre susceptibilité. La première chose à faire est donc de vous mettre en ménage, si ce n’est pas encore fait, puis d’attendre de voir. Et vous verrez. Ne brimez pas la bête. Ne l’empêchez jamais de parler. Laissez-la travailler tous les jours ouvrables, pendant que vous changez le monde au bar-tabac. Elle s’est battue pour exister à la sueur de son front, telle est sa nouvelle raison de vivre, ne contrariez pas ce penchant. Le soir, laissez-la s’en prendre verbalement à votre inactivité. Prenez des notes. Faites des croquis sur le vif. Vous renoncerez ainsi au respect, sans vous faire violence. Par un de ces mystères qui régissent obscurément la spiritualité masculine, vous deviendrez artiste, sans l’avoir prémédité, ce qui ne sera pas rien. Vous vous mettrez à peindre, à écrire, à tutoyer Mozart, à causer comme un dieu possédé par le verbe. Vous aurez quelque chose à dire. Je vous laisse le choix, mais n’importe comment, je conclus, il faut en finir. Le diktat illogique que la notion de respect impose à l’intelligence humaine doit disparaître. Si ce nettoyage ne se fait pas un jour, l’humanité s’affaissera sur elle-même. L’individu plein de promesses que vous êtes s’étranglera peu à peu dans sa complaisance, et perdra ses plus belles chances dans ce nœud obscur de mégalomanie et de paranoïa qui n’a pas cessé de proliférer en vos entrailles, ce dont moi, qui ai pourtant d’autres vaches à fouetter, je vous aurai prévenu.

Eva Lee

Illustration : Lanny boy sur Pixabay

À Elle

J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse.

Arthur Rimbaud

Il était une fois une Poupée mécanique et un Loup solitaire. D’aucuns disaient que le Loup avait été blessé dans un combat, mais cela ne pouvait pas se voir, tant ses hurlements étaient restés puissants et son éloquence précise. La Poupée mécanique était belle et semblait sans vie. D’aucuns disaient qu’elle attendait qu’un être robuste lui soufflât des mots d’amour au visage pour commencer à être. Elle refusait de s’aimer elle-même comme elle était. Du reste, cela se faisait peu dans sa région : c’était aux autres de lui dire qu’elle était aimable. À oser trop s’apprécier, on se noyait, disait-on, dans les miroirs. Alors elle fermait les yeux dans l’attente. Elle ne s’inquiétait pas. Elle se disait que la liberté, pour elle, consisterait à suivre un Être Libre et à prendre soin de lui. De son côté, le Loup s’était juré de souffler des mots tendres au visage de la plus jolie Poupée de la région où il avait décidé de finir sa vie. Le temps leur donna, à tous les deux, raison.

Ils se marièrent et firent des jaloux

Ils mirent au monde une petite Chose. On décréta qu’elle était sauvage et belle. Si un adulte avait imaginé qu’il pût en être autrement, il ne se prononça jamais : la petite Chose devint par décret la duplication, après fusion, de ses deux parents.

Nul ne lui demanda de quelle espèce elle était. Quelle était sa nature. Avant même qu’elle eût su parler, on savait Qui Elle Était. Le fait est que, dans la région des Choses, à cette époque lointaine, on ne regardait pas les petits comme des êtres importants, complexes, dignes d’un intérêt soutenu. On ne s’interrogeait pas sur ce qui leur apportait de la joie, de l’étonnement, de l’espoir. Une question et une seule se posait : à qui ils ressemblaient. Cette interrogation donnait lieu à de vrais débats. Et lorsque la question était tranchée, on leur apprenait à rester tranquilles en présence des adultes, à se taire ou à s’immobiliser d’un seul regard menaçant. Et ils attendaient l’âge de marcher dans les pas de leur modèle adjugé, erreurs et malheurs compris. Puis ils mouraient.

Pour plus de tranquillité encore, on les mettait ensemble, entre rejetons. Et c’est entre rejetons qu’ils apprenaient à ne former qu’une seule et même Chose, à n’exister jamais tant que par un lien de cœur qui liait toute la région comme par un lien de sang. Entre rejetons, riche de cette unité de facto et de fer, chacun cherchait Qui il était, non pas dans sa nature unique, non pas dans le Silence de son esprit guidé par un adulte observateur et patient, mais dans le regard normatif, envieux, compétitif ou prétentieux des autres petites Choses. Et certains adultes intervenaient, non pour rappeler l’importance d’apprendre à se connaître et à respecter les différences, mais pour les comparer entre eux.

D’aucuns disaient que la petite Chose était bien lotie. Ses deux parents lui avaient donné deux frères. Ils s’étaient assurés de sa bonne constitution. Ils l’abritaient dans une maison, un jardin, une clôture interdite aux voisins. Elle décrochait ses premières médailles à l’école. Alors, heureux de son état général, le Loup solitaire et la Poupée mécanique allèrent autant que possible dans le vaste monde pour se consacrer à des choses complexes : à leurs métiers, à leurs passions, aux amis de leur âge. Pour être libres de leurs mouvements, ils suivirent la coutume. Ils acquirent des Esclaves de maison. Ces Esclaves s’occupèrent des repas, du ménage, des lessives, du jardin, de la clôture. À la petite Chose, elles enseignèrent à chanter, à écraser leurs poux, à les éventer avec leurs chapeaux en chantant – à aimer chanter plus que tout – à souffrir, aussi, plus que tout, des absences de ses parents. Car ces Esclaves avaient, elles aussi, des choses complexes à faire. Elles avaient leur travail et leurs amies à recevoir en cachette. La petite Chose aurait bien aimé dans ce cas jouer avec les petits du voisinage, mais si les Esclaves respectaient une consigne, c’était bien celle de ne jamais laisser l’Enfant salir ses robes, ses cheveux et ses mœurs avec les petits du voisinage.

Parfois le Loup solitaire et la Poupée mécanique partaient pour plus d’une heure, plus d’une journée, plus d’une semaine, plus d’un mois dans le vaste monde et confiaient la petite à des Étrangers qu’ils appelaient Grand-Mère, Tonton, Tatie, et la petite Chose se demandait à chaque fois s’ils allaient revenir. Une fois revenus, ils n’expliquaient pas ce qu’ils avaient été faire loin d’elle. Durant chacune de leurs absences, la petite Chose perdue comprit qu’elle n’était pas assez bien pour ses parents. Ils n’aimaient pas rester auprès d’elle. Ils préféraient le vaste monde. Ils fuyaient sa présence. Ils se débarrassaient d’elle, puis ils changeaient d’avis. Sa présence était lamentable. Ennuyeuse. Et ce sentiment devint sa certitude la plus stable. Et se passer de la présence de ses parents, et renoncer à recevoir de leurs nouvelles fut son premier apprentissage. Et la terreur d’Ennuyer ses semblables rythma sa respiration.

Elle ignora longtemps que le Loup et la Poupée s’absentaient en fait pour trouver sa nourriture. Elle ne voyait aucun rapport entre l’amincissement des morceaux de viande de zébu dans son assiette, et l’obligation de chasser toujours plus loin, toujours plus longtemps. Lorsqu’elle fut capable d’établir ce rapport, elle conclut que les médailles d’école et la nourriture, c’était tout ce qui pouvait la remplir. Le reste, à commencer par sa curiosité naissante et son attirance pour les jeux entre rejetons, le goût des Questions-Réponses qui, dans cette région à cette époque agaçaient les adultes, toutes ces choses qui auraient pu lui apprendre Qui Elle Était jour après jour, tout cela s’éteignit. Son royaume fut l’Ennui. La solitude. Le vide. Les minutes durèrent, durèrent.

Les Esclaves elles-mêmes, lorsqu’elles avaient du temps pour elle, ne savaient pas l’intéresser aux mots rigolos, aux plantes innombrables, aux caméléons, au mécanisme de la pluie, aux serpents, aux nuages, à ses propres ressources mentales et physiques. Elles ne s’y intéressaient pas elles-mêmes. La petite Chose était leur Poupée chantante, jolie voix, jolis bras, jolis cheveux. Peu d’Esclaves, peu de Choses libres apprenaient aux petits à prendre soin d’eux comme l’aurait fait une Louve par exemple, en leur montrant par quelle patience, quel amour, quel courage et quelle curiosité permanente se tenir compagnie à eux-mêmes, et développer la confiance qui leur permettrait d’aller vers N’importe qui pour intégrer, un jour, la meute de leur choix parmi le vaste monde. Heureusement, bien sûr, il n’était pas question de jeter notre petite Chose dans une meute d’animaux sauvages ou d’Êtres Libres. Ces derniers auraient vite fait de la frapper, de la traiter jour et nuit comme on traite certains handicapés. Non, la petite Chose était bien lotie. Elle existait fort bien par l’approbation et l’appartenance à la Chose immense qui l’avait vue naître. Pour s’habituer à la solitude dans la clôture, elle se raconta à elle-même des fabliaux que personne n’écoutait, avec des personnages-cailloux. Elle faisait vivre et voyager ces cailloux tous ensemble. Ils se parlaient, ils ne formaient qu’une seule et même Chose immense. Elle aima son Ennui.

Bien plus tard, dans un autre territoire, une vie différente, une incroyable région, elle se montra rancunière. Blessée par la Vie, c’est à ses parents qu’elle demanda des comptes. Elle obtint des excuses étonnées de leur part. Le Loup solitaire et la Poupée mécanique reconnurent avoir compté sur leurs deux petits garçons pour éveiller l’âme et l’esprit de leur fillette. Ils ignoraient qu’en leur absence les deux petits mecs formaient une région à eux seuls. Ils jouaient ensemble à la guerre, aux Soldats, au Cow-boy et aux Gangsters. Ils traversaient la clôture malgré l’interdiction, ils prenaient les coups et les hurlements du Loup solitaire avec solidarité, le plaisir de jouer comptait plus que de se sentir aimés, c’était des petits gredins. Dans leurs jeux ils rejetaient leur sœur comme les Soldats au front repoussent les Poupées gâtées par leur Papa. Certes, elle était parfois jetée au milieu de nombreux cousins. Mais les cousins, dans son souvenir, détestaient les petites Poupées gâtées qui, au lieu de jouer avec eux, soupiraient après le retour de leur Maman. Ses parents ignoraient sa solitude d’enfant contemplative dans cette foule de petits normatifs, envieux, compétitifs ou prétentieux. C’est alors qu’elle apprit que son Papa lui-même, et sa Maman elle-même, n’avaient pas été traités avec plus d’égards dans leur enfance. Eux aussi avaient été abandonnés aux soins des Esclaves, à la merci d’une fratrie et d’une cousinade plus ou moins nombreuses, plus ou moins disponibles, plus ou moins amicales. Cela se passait ainsi sur la planète des Choses.

Une planète où, pour finir, il n’y eut un jour plus assez de nourriture pour tous. C’est pourquoi la Poupée mécanique et le Loup solitaire emmenèrent leurs trois rejetons dans un autre territoire, une vie différente, une région de rêve, et pas n’importe laquelle : ils marchèrent droit vers l’Aventure d’émigrer au pays des Loups et firent des jaloux en partant. Ils trouvèrent du lait, du sucre, des viandes, des nectars en abondance. Ce fut comme une fin heureuse. Dans ce pays merveilleux les jouets abondaient, pullulaient, rutilaient. Il était permis de ne former qu’Un avec les petits voisins comme elle d’origine étrangère. Ces derniers l’acceptaient d’emblée, lui montraient les rudiments de la langue des Loups et connaissaient des milliers de jeux nouveaux. La télévision racontait trop de contes fantastiques qui supprimaient l’Ennui. La petite Chose fut heureuse.

Hélas on l’inscrivit dans une école de Louveteaux et nul ne l’avertit de ce qui l’attendait. Elle ne connaissait pas leur langue. Elle ne comprenait pas leurs jeux. Elle n’apprenait pas assez vite. Les Louvettes et les Louveteaux finirent par la trouver amusante. Ils l’encerclèrent. Ils la firent parler. Elle confondait tous les mots, s’embourbait dans ses phrases, t’as vu. Les Louveteaux furent secoués de rires. Son allure était drôle, sa peau de Chose était drôle, son accent, son sabir, ses fautes de langage, sa passivité extrême étaient drôles. Ils la poignardèrent à tour de rôle pour la punir de les faire ainsi mourir de rire.

Le premier jour d’agression, la petite Chose rentra chez elle en pleurant, du sang plein ses habits.

Dans leur nouvelle maison, dans leur Vie nouvelle, au milieu de leurs risques et de leurs obstacles d’adultes, sans doute le Loup solitaire et la Poupée mécanique auraient-ils pu guérir les plaies de leur petite en lui expliquant que ses agresseurs étaient des brutes méprisables. Mais peut-être croyaient-ils qu’il était bon que la petite Chose admît son infériorité linguistique afin de progresser dans la langue des Loups. Quoi qu’il en soit, il ne se trouva personne pour lui apprendre à se défendre avec le bouclier de la fierté vigoureuse qui, seule, garantissait les outragés contre les hémorragies de peine.

Mais peut-être que la petite Chose avait, tout simplement, trop honte de ses blessures pour les montrer à qui que ce fût.

Tant il est vrai que, dans le pays des Choses, où la nourriture manquait, où l’on n’était jamais rien que par l’appartenance à une seule et même Chose immense, les Loups individuellement étaient considérés comme supérieurs aux Choses prises une par une. On les disait plus beaux, plus malins, plus riches, plus forts. Un proverbe disait : Ne te mesure jamais aux Animaux sauvages, ce sont des Êtres Libres. Et la tentation d’égaler ces Individus puissants était grande, mais être libre aurait signifié pour chaque Chose s’arracher à la Chose immense qui lui donnait, seule, le sentiment d’être aimée. De nombreuses Choses adultes tentaient, non pas d’être Libres, mais de se transformer en Loup ou en n’importe quel Animal Sauvage, autonome, fier, agressivement talentueux et riche en provisions rutilantes. D’aucuns racontaient que c’est en poursuivant ce but impossible que beaucoup d’anciennes petites Choses, faute d’avoir auparavant trouvé Qui Elles Étaient en dehors des liens de cœur et de sang qui les tenaient dès la naissance, ces petites Choses ambitieuses ignorantes d’elles-mêmes, s’étaient transformées en Singes savants, en Robots pleureurs, en Tambours arythmiques, en Hyènes obèses. Le remède était pire que le mal d’Être une Chose informe.

Alors, faute de fierté profonde, incapable de se protéger de son hémorragie de sang et de honte, la petite Chose se dit à elle-même : «Cela fait trop mal. Cela ne doit pas durer, ni se reproduire. Il faut abréger le supplice. Il faut apprendre vite la langue. Ensuite, oublie. Renie le pays des Choses. Oublie ton dialecte de Chose. Tu deviendras Louve ou tu mourras. C’est ta chance. Tu ne seras pas une hybride ridicule. Pour ça, oublie dès que possible ces manifestations de Discrimination Raciale. Cela n’est pas digne de toi ; cela n’arrive qu’aux Esclaves. Ces jeunes princes, tu le sais, ont raison de châtier ton infériorité. Ta présence est lamentable. Plus vite tu oublieras ton identité de Chose, plus vite tu deviendras une Louvette. Et plus personne, jamais, ne te blessera. Oublie. Oublie, surtout, que tu t’es donné à toi-même cet ordre pitoyable. Oublie.»

 *

*     *

Les jours suivants, elle reçut d’autres coups de dague et d’épée, des crachats sur ses taillades, des morsures au milieu des rires, mais elle fit le dos rond. Pour tenir bon, elle s’absenta de chaque instant pénible. À chaque coup douloureux elle s’échappa dans un espace de non-vie, où rien ne pouvait la blesser. Si bien qu’une partie de son jeune Être, la partie qui ne s’Ennuyait pas, la partie qui chantait longuement avec les Esclaves, qui s’était raconté des contes excentriques que personne n’écoutait, dans une langue qu’elle était en train d’oublier, cette partie soi-disant inférieure aux Louveteaux s’échappa dans une zone d’où rien ne revenait intact, mais que les poignards ne pouvaient pas atteindre. Cette partie de son être disparut à jamais de son esprit. L’autre partie se tint dorénavant en retrait, prête à fuir à la première menace. Capable de revenir hébétée, à moitié absente, dès qu’elle se sentait en confiance. En compensation, la petite Chose apprit vite, très vite, le peu qu’il lui restait à apprendre pour parler comme une Louvette.

Elle oublia parfaitement les coups de poignard, les insultes, sa langue natale, et Qui Elle aurait pu Être.

À force d’application, de concentration, de rage d’étudier, elle reçut sa première médaille en pays hostile, et d’aucuns dirent que ce fut sa vraie naissance. Elle impressionna même les Loups. En peu de temps, elle récolta plus de médailles que la majorité des Louveteaux de naissance au même âge. Les félicitations furent sa première source de plaisir pur. Le soir, quand elle avait quitté la meute obligatoire pour retrouver sa maison d’Immigrés, le Loup solitaire, son père, comptait ses médailles et se tournait vers son épouse la Poupée mécanique pour décrire à l’avance son avenir de grande Louve accomplie. C’était sans compter l’horreur des Moments Présents qu’elle fuyait dans sa tête, craignant, sans même le savoir l’hypothétique poignard des jugements, des moqueries, des bâillements d’ennui. C’était sans compter l’enfer de sa Différence.

Les Louveteaux étaient indiscutablement plus vivants, plus joyeux, plus captivants qu’elle. D’aucuns disaient que, dès la petite enfance, ces animaux-là bénéficiaient de la présence de Louves qui perdaient volontairement beaucoup de temps à leur parler, à les écouter, à les distraire, et de Loups qui s’obligeaient à jouer avec chacun d’entre eux le soir. Ces petits-là profitaient des coutumes individuantes d’une meute d’adultes qui prenaient soin d’eux-mêmes, de leurs maisons, de leurs lessives, de leurs repas, sans jamais recourir à des Esclaves.

S’apportant à eux-mêmes l’amour qui manquait souvent dans la Vie parmi les Loups, ces Louveteaux vivaient complètement dans leurs Moments Présents. Ils savaient ce qu’ils disaient, disaient ce qu’ils pensaient. Ils n’avaient peur ni de leurs émotions, ni des actions des autres. La petite Chose au contraire était partiellement piégée dans la non-vie. Elle n’était jamais sûre d’elle, ne savait jamais quoi répondre, et pour ces raisons se tenait sur la réserve, prête à disparaître en esprit. Elle se trouvait si bête. Elle ignorait d’où lui venait sa souffrance et sa peur de souffrir et elle s’en faisait des reproches.

Elle chercha l’explication de sa différence dans les contes, et ces lectures acharnées lui valurent toujours plus de médailles, et ces médailles rendirent le Loup solitaire toujours plus fier et bavard à son sujet, sans que cela ne l’aidât dans les horribles Moments Présents hors de la clôture de sa maison immigrée.

Un jour, elle souffrit tellement qu’elle décida de s’en aller pour toujours au paradis de la non-vie. Elle cessa de manger.

Voyant cela, le cœur de sa mère, la Poupée mécanique, se fendit en deux. Elle écouta son enfant comme on écoute un être complexe qui, visiblement, n’avait pas trouvé sa meute. Elle lui dit «Rassure-toi : j’étais pareille à ton âge.» La fausse Louvette se sentit moins seule. Mais elle n’en souffrait pas moins. Lisant dans son regard, la Poupée mécanique ajouta :

«Tu es le portrait de ton père parce que les Chats ne font pas des Chiens. Tu riras de cette conversation plus tard. Sois patiente comme j’ai dû l’être à ton âge. Je vois que tu t’es laissé brûler par le plus obsédant des miroirs : la psyché déformante du regard des Autres. Détourne la tête et tu souffriras moins.» La fausse Louvette répliqua que, même les yeux fermés, elle recevait des coups de couteau de la part des Louvettes pétillantes et des Louveteaux spontanés. Elle ajouta qu’elle était tout sauf le portrait de son père : elle n’avait ni son éloquence ni son énergie, ni sa franchise explosive. La Poupée mécanique lui répondit que le Temps ferait son travail. Car, étant la fille de son père, elle était née Spéciale. Cela expliquait ce traitement Spécial que les Autres lui réservaient. La petite Chose répondit que la douleur actuelle, spéciale ou non, allait la tuer vivante.

La Poupée embrassa sa petite, caressa ses cheveux. Elle compatit avec amour. Entre deux baisers généreux, elle lui promit le Bonheur d’une vie supérieure. Elle souligna le fait qu’elle n’amasserait pas ses médailles en vain. Et comme cela ne suffisait pas à consoler l’enfant, la mère lui signala que, peut-être, en tournant le dos aux meutes hostiles, elle vivrait de meilleurs Moments Présents. Les plus grandes choses étaient accomplies par des Solitaires. Acceptant son exil, la Louvette prendrait le temps de devenir Qui Elle Était et prouverait deux fois plus que les Autres assoupis d’évidence. Elle deviendrait une figurine splendide, belle et talentueuse. Et lorsqu’elle croiserait un animal sauvage, un Être Libre, elle saurait le suivre et le dompter. Alors elle serait une Louve aussi puissante que son père.

Ces bénédictions lui sauvèrent la vie. À compter de ce jour, en attendant sa future consécration, la fausse Louvette donna toutes ses blessures superficielles à guérir à la Poupée mécanique qui, par amour, trouva les mots d’urgence. Et c’est ainsi que la Mère fit connaissance avec la partie vivante de la Fille. Cela fut très bon. Les années d’abandon parental furent balayées. Mère et Fille devinrent des Meilleures Amies. Ensuite les rôles s’inversèrent, et ce fut tout aussi bon. Lisant toujours plus de contes, la fausse Louvette inventa des contes sur elle et sur les différents sortes de Destins dans le monde. La fausse Poupée écouta ces contes, comme sa fille avait écouté les contes qu’elle avait racontés sur elle et son mariage.

Apaisée légèrement, toxico-dépendante des médailles, elle concentra davantage d’efforts sur ses études de Louvette. De son application, ses professeurs présagèrent une Pluie de Médailles et un Futur en or. Certains Louveteaux, certaines Louvettes firent de même. Le Loup solitaire fit de même. Applaudie de toutes parts, la petite Chose supporta son incompréhensible différence en comptant elle-même ses médailles.

Un soir que ses plaies avaient été particulièrement cuisantes, indicibles, elle vit à la télévision une Esclave chanteuse qui hurlait dans son micro une souffrance au-delà de l’imaginable, une souffrance pire que la sienne. Elle fut frappée, à jamais, par la beauté de ces pleurs. Sa douleur à elle se transforma en sortilège agréable, en messages cryptés des anges. Les bleus, les brûlures, les griffures du jour rejoignirent une ronde extrêmement mélodieuse, faite de nos enfers, de nos espoirs et de nos rêves impossibles. Pour la première fois de sa vie, la petite Chose fut profondément, complètement, réellement consolée. Ce soir-là, elle comprit Qui Elle Était.

Le Désespoir, la Beauté, la Musique feraient son Destin. Elle était née Artiste et se trouvait sur la bonne route. Elle écrivit ce soir-là un conte particulier, une espèce de promesse à elle-même, sans pour autant trouver les mots vers le chemin adéquat.

Elle n’avait pas de Chanteur dans sa famille à qui ressembler. Sa voix de chanteuse amie des Esclaves avait sombré depuis trop longtemps dans la non-vie, en même temps que sa nature profonde et sa langue maternelle. Les médailles qu’elle recevait, c’était des médailles de conteuse apprentie dans la langue des Loups. D’aucuns lui disaient que c’était là ce qu’elle faisait de mieux. C’était pour sa maîtrise de la langue des Loups que ses condisciples l’admiraient. C’était pour cela que ses professeurs et son père l’aimaient. Être admirée, être aimée par quelques-uns à défaut d’accepter Qui Elle Était. Elle n’imaginait pas pouvoir vivre autrement. Alors elle décida qu’elle se ferait conteuse mais que ses contes ne seraient pas comme les contes que les autres aimaient lire. Ils seraient pleins de Désespoir, de Beauté, de Musique et consoleraient les anges.

Le principal avantage de ce chemin était qu’il ne l’obligeait pas à courir le vaste monde.

*

*     *

Le Loup solitaire parlait souvent des combats qui opposaient la région des Choses au territoire des Loups. Un jour, la petite Chose tendit l’oreille. Elle en oublia ses contes en or. Elle découvrit que le conflit était très inégal, et ne voulait jamais cesser. La région des Choses, disait-on, appartenait encore aux Loups, malgré ce que ces derniers faisaient dire dans le vaste monde. Les Loups, disait-on, accaparaient discrètement, massivement, les richesses des contrées qu’ils avaient envahies autrefois, et châtiaient les sursauts d’indépendance économique dans des bains de sang. Ils truquaient les élections, fomentaient des coups d’État et, tous les quarante ans, transformaient les Êtres qui tentaient de décider du Destin de leurs contrées asservies en Choses terrifiées, informes. Touchée, la future Conteuse décida de s’engager dans l’éternelle lutte de libération des Choses. À tous les coups, pensait-elle, cette lutte avait causé les blessures secrètes du Loup solitaire.

Seulement le vaste monde, où toutes les batailles se livraient, lui faisait peur. Alors elle ambitionna de s’enfermer dans un cachot pour se battre avec sa plume, au nom des Choses, dans la langue des Loups. Cette Ambition lui valut l’admiration et même l’amour des Uns et des Autres. Être aimée, être admirée, être félicitée comptait tant pour elle. Tout faisait sens.

Écrire, dit-elle. Ne croiser aucun Animal Sauvage. N’affronter la présence d’aucun Être Libre. Éviter les coups de poignard. Écrire pour escalader les parois de ce puits de souffrances, d’arrogance et de soumission qu’elle avait peur d’éclairer même à la bougie. Une fois libre, entrer dans un cachot, à l’abri des risques de dispersion dans le vaste monde. Dans ce combat, décrocher des galons de Louve conteuse Classique et épingler ces galons, triomphalement, sur les épaules du Loup solitaire qui, croyait-elle pour cimenter ses raisons, avait toléré sa naissance dans cette seule optique, afin qu’il n’eût pas, au bout du compte, perdu toute sa puissance dans son Mariage.

Un cachot : il n’y avait pas de meilleur endroit pour attirer cette Pluie de Médailles qui justifierait, même à titre posthume, sous forme d’un Futur en or, l’incompréhensible union d’une Poupée mécanique et d’un Loup solitaire.

*

*     *

Pour acheter ce cachot, elle avait besoin d’argent. D’aucuns disaient que pour gagner de l’argent, il fallait un métier. Elle ne connaissait que le métier de future conteuse classique, et d’aucuns racontaient que cela ne rapportait aucun argent. Heureusement, à force de mots guérisseurs dans l’urgence, sa mère, la Poupée mécanique, lui avait donné un peu d’amour pour elle-même, juste ce qu’il fallait pour trouver le courage et la confiance d’apprendre le métier du monde qu’elle pouvait transmettre : le métier de Poupée mécanique.

C’est ainsi que la Chose entreprit de gagner sa vie : parfaitement coupée en deux. Pour être embauchée en tant que fausse Poupée, malgré les médailles qui lui auraient permis de briguer des Métiers plus satisfaisants pour sa nature floue, elle raconta qu’elle avait besoin d’argent tout de suite. Elle avait besoin d’Ennui pour commencer son Œuvre. L’argent qu’elle gagnerait tout de suite lui permettrait d’acheter un cachot d’écrivain. Et dans ce cachot, disait-elle sans le dire, elle travaillerait comme une Esclave pour finir de gagner la Pluie de Médailles qu’elle avait eu pour Mission de poser sur les blessures invisibles de son père. En attendant, disait-elle à ses futurs employeurs, elle avait besoin d’argent tout de suite en travaillant dans un bureau comme Poupée automatique. Son histoire parut très rationnelle.

On applaudit son intelligence et sa détermination insolite à devenir une Louve glorieuse par le biais d’un métier de Poupée. Ses deux parents la couvrirent d’Éloges, et cela la remplit comme un sac de plâtre médical. Ainsi elle gagnait son argent elle-même, tout en faisant plaisir à l’un et à l’autre, alors que tant de jeunes Loups, de Taureaux, de Salamandres, de Cigales ou de Dauphins vivaient une Vie heureuse et Libre, mais n’avaient pas l’approbation de leur Père, ou causaient malgré eux des inquiétudes à leur Mère. Quant à la Vie heureuse qu’elle aurait pu mener, elle lui tourna le dos. Sa motivation première était d’échapper aux risques d’agression à l’arme blanche dans le vaste monde. Sa deuxième motivation était de rester Spéciale et de ne pas devenir N’importe Qui en osant prendre un métier qui l’emporterait au large, trop loin de son cachot. Sa troisième motivation était de continuer à être aimée, admirée, approuvée de ses deux parents en même temps. Elle était leur duplication après fusion.

Elle arriva au milieu de l’âge de l’indépendance à moitié morte, dévitalisée, mutilée, mais portant deux accessoires qui la rendaient Spéciale. D’une part, une Ambition lourde, cadenassée autour de son cou, et qui rendait heureux le vieux Loup solitaire. D’autre part un Badge de fausse Poupée automate qui rassurait la Poupée mécanique. Pour soutenir ses efforts divisés, tout en vomissant chaque seconde de son existence, la Chose raconta à qui voulait l’entendre, le poing en l’air, qu’elle se préparait à mener les combats auxquels son père le Loup solitaire avait participé.

Entre deux bouffées d’Ambition, entre deux félicitations, les coups de poignard refoulés s’infectaient sous sa mémoire et provoquaient des échos douloureux dans le monde extérieur. Au moindre signe d’indifférence ou de taquinerie dans les bureaux, elle pissait le sang dans sa tête. Elle se posa peu à peu en victime car elle aspirait malgré elle à la non-vie définitive, et cherchait les responsables de ces pulsions de mort. En simultané, les Fables classiques qu’elle lisait lui révélaient qu’elle était sur la meilleure voie possible, puisque, Artiste déprimée, elle marchait sur les pas des grands Loups suicidés qu’étaient Nerval, Hemingway, Kawabata, Celan, Paveze, Rabearivelo, Zweig, Woolf.

Autant dire que tout semblait à sa juste place, y compris les rancœurs qui empoisonnaient son sang, mais qu’elle prenait pour un trésor, un aliment précieux de ses contes. Elle acceptait, croyait-elle, sa différence, comme un mal nécessaire. À l’extérieur, on admirait sa détermination. On aimait sa Douceur de Chose effacée. Être admirée, être aimée, cela comptait trop pour qu’elle envisageât de chercher un Destin plus supportable. Ses Fables elles-mêmes avançaient, page après page. Elle payait un prix très élevé pour les écrire. Par manque de temps, elle refusait de s’intéresser à ce qui passionnait les Êtres vivants, les Loups sans médailles, les petites Choses devenues grandes et dont il fallait se méfier.

Elle se croyait maintenant supérieure au vaste monde. Cela lui était doux.

Il lui fallait sauver les Choses informes des néo-griffes des Loups. Il était urgent qu’elles tirassent orgueil, fierté, délectation de leur vraie nature afin de défendre leurs droits. Elle y travaillait, son père l’aimait pour cela. Mais ces Choses, tout de même, étaient vraiment trop hybrides. Trop jalouses pour être approchées. Trop informes pour qu’on les fréquentât, elles vous contaminaient, usurpaient vos pensées, elles étaient corrompues, paresseuses, s’agitaient en surface, pour la galerie. On ne savait jamais à quel arnaqueur, à quel filou, à quel petit minable on avait à faire. Voilà ce que la Conteuse classique en herbe avait compris une fois pour toutes de ce d’aucuns disaient à propos des Choses.

Et même au pays des Loups, et dans tous les pays du reste, les vrais Êtres Libres étaient souvent trop couillons, trop manipulés, toujours décevants, toujours intéressés, et cochons, et incultes aussi, surtout, n’ayant rien lu, n’ayant rien de Spécial, des consommateurs égoïstes, méprisants, dominateurs ou serviles. Les Êtres soi-disant Libres vous trahissaient, vous poignardaient en riant, ou bien se montraient trop zélés, trop indignes de la digne enfant du Soleil et de la Lune qui s’abaissait à lutter par ses contes pour les droits des uns et des autres. Enfermée dans les mots, loin du tourbillon du vaste monde et de sa vraie nature à elle, nourrie des Belles Fables arrogantes des Loups suicidaires ou Déprimés, ou Désespérés, la petite Chose empêchait ainsi que l’Ambition qui faisait tant plaisir au Loup solitaire et le Métier qui tranquillisait tant la Poupée mécanique, ne perdissent leur domination sur elle.

Évidemment, son mépris de surface pour le vaste monde transparut dans ses premières Fables. Pour autant, elle ne supporta pas l’idée d’écrire au contraire pour divertir, pour émouvoir ou faire rêver des Choses et des Loups qui l’affligeaient par leur médiocrité. Elle voulait faire du Beau. Du Désespoir. De la Musique. Des récits en or pur, aussi abstraits qu’une fugue de Bach. Et les Lecteurs boudaient sa démarche, et le cachot s’éloignait, et la vie d’automate empoisonnée de contes rancuniers restait le seul horizon crédible, et les contes victimaires s’infectaient entre eux, mais son père était fier, mais sa mère ne s’inquiétait pas pour elle.

Si bien que, au fond, pour trouver Qui Elle Était, la Chose pouvait se contenter de continuer ainsi. Elle pouvait laisser agir ce cocktail d’Ennui, d’arrogance et de peur dans son esprit. Elle pouvait ne jamais questionner son dégoût des Êtres, ses absences et ses supplices. Les subir dans les faux-semblants et la Victimisation était possible, commun, ordinaire. Et pour accélérer les maléfices de la rancune, elle pouvait ajouter des contes aux contes, et se poser des questions de Victime sur ses grands-parents. Qui était l’Aigle aveugle au bec d’acier qui avait mutilé puis transformé un Garçon en Loup solitaire ? Qui était l’Oursin narcissique qui avait dévitalisé une Fille jusqu’à la changer en Poupée mécanique ? Elle pouvait délirer ainsi de suite jusqu’à la septième génération, tout en avalant trop de nourriture. Et un jour ou l’autre elle aurait trouvé la paix.

Mourante, elle aurait compris que tout héros qui a terrassé des démons redoutables pouvait ressembler injustement, du point de vue d’une Enfant, à un Loup solitaire grièvement, secrètement blessé. Elle aurait compris qu’une âme humble et paisible qui avait su dominer l’orgueil, la vanité ou la convoitise courait, elle, le risque d’être injustement qualifiée de Poupée mécanique. Juste avant de mourir, la fausse Louve aurait compris qu’ils avaient été Parfaits. Elle leur aurait demandé pardon de les avoir constamment mis en balance. Elle se serait prise d’affection pour la beauté de leur bonheur conjugal. Cette beauté aurait tout justifié. Car ce bonheur avait enfanté, une fois pour toutes, ce qu’il avait pu : le goût de l’absolu et une espérance infinie. Aux portes de la Mort, d’une larme, elle aurait pardonné à la vie. Et dans ce pardon, pour une seconde et pour l’éternité, elle aurait su Qui Elle Était : une parcelle précieuse et parfaite de l’Être. Comme chaque être au monde.

La Vie pourtant voulut qu’elle n’attendît pas les belles fulgurances de la mort. La fausse Louvette décida, par curiosité, presque par hasard, de naître.

 *

*     *

Il était une fois un Troubadour et une fausse Louvette. Au lieu d’attendre qu’il soufflât des mots d’amour sur son visage, elle lui demanda de bien vouloir attendre qu’elle eût appris à supporter mieux sa Différence. Avant de prendre soin de lui, elle écrivit, elle écrivit, elle écrivit des fictions à la belle étoile. Elle apprit à aimer son propre travail d’écriture et à travailler, non pour des médailles, ni pour faire Beau, ni pour faire Désespéré, mais pour être lue. Pour divertir, pour émouvoir, faire rêver ceux qui liraient ses histoires. Ensuite seulement elle ouvrit sa porte au Troubadour.

Le Troubadour lui dit Qui Il Était. Il avait choisi son Nom. Il s’appelait Platero. Il avait grandi au pays des Loups, mais n’appréciait ni leurs mœurs prédatrices, ni la vie de meute. Il n’aimait rien de ce qui rendait les Loups délirants de bien-être. Il n’aimait pas dévorer les autres espèces animales. Il préférait penser qu’il était un Âne. Elle vit qu’il était doux, pensif, fidèle, mélodieux, opiniâtre, sauvage à sa façon, passionné de musique, amoureux des plantes et des randonnées. Elle vit surtout qu’elle ne le connaîtrait jamais suffisamment pour lui passer autour du cou une plaque avec un nom d’animal hybride. Il avait un charme sensuel qui provoquait son désir. Elle osa lui donner son cœur.

Les difficultés commencèrent enfin.

Croyant avoir trouvé Qui Elle Était à force d’écrire et de lire, elle ne supporta pas l’idée que son Troubadour pût, un seul instant, cesser de lui témoigner le plus fol amour et la plus haute admiration. En effet, dans la sphère intime, à l’abri du vaste monde, elle n’avait jamais connu que les Éloges et les déclarations dithyrambiques de ses parents sur sa personnalité Spéciale. Platero, lui, ne voyait que ce qu’il voyait. Elle en fut blessée. Elle l’arrosa de mots pour se défendre, se justifier, se légitimer. Les mots qu’elle avait auparavant déversés méthodiquement dans l’esprit de sa Meilleure Amie de mère s’abattirent maintenant sur les oreilles de Platero par centaines, par milliers. Il esquiva les hurlements qu’il put, et commença ainsi de soigner, par sa sagesse sans mots, les douleurs invisibles de l’Enfant Gâtée. Les plaies s’étaient envenimées sous la mémoire. La rancune s’était transformée. La rage semblait mortelle.

La Chose voulut rompre. Elle connaissait la chanson. D’aucuns disaient que les Conteuses ne pouvaient pas vivre en couple, et que les vraies Louves comme elles n’avaient besoin de personne. Le Troubadour était comme le vaste monde, il ne voulait pas fermer les yeux sur ce qu’elle n’était pas. Il n’aurait jamais dû voir sa vraie nature de Monstre. Mais contrairement aux Chats qu’elle avait séduits puis chassés de sa vie, Platero ne voulait pas qu’elle parte. Et la Chose devenue grande en apparence découvrit que Platero avait beaucoup d’amour, non pas à recevoir, mais à offrir, mais sans conditions, mais sans raisons, mais sans contrepartie, mais sans les bons comptes qui font les bons amis chez les Loups. Elle trouva cela malsain, maladif. Elle voulut le soigner. Mais sans faire de contes, sans se justifier, il montra qu’il savait mieux qu’elle Qui Il Était.

Tout son amour était pour elle, il ne voulait pas le garder pour lui, que ce type d’amour figurât dans les fables explicatives ou non. Alors seulement elle osa lui demander de ne pas l’abandonner, même si elle se transformait en Monstre qui hurle du fond de l’enfer de la Non-vie. Il lui en fit la promesse. En deux, trois, quatre ans, ils eurent plus de joie, d’étonnements et de paix qu’ils n’en avaient connus séparément. Son Enfance vivante à elle lui revint par bribes étonnants. Elle vit qu’elle venait d’épouser non pas un animal sauvage, mais un Être Libre.

Alors la vérité frappa son premier coup. Il apparut vite que l’amour n’était pas suffisant. Dans ce bonheur, les souffrances revinrent, intactes, ravageuses, aveugles. Par exemple, elle souffrit dans les bureaux où travaillaient des Agents mécaniques et des Figurines automates. Elle souffrit chaque jour de ne pas être comme eux. Elle n’était pas une bonne Figurine. Elle n’était pas une bonne automate. Elle imaginait qu’on se moquait de ses silences, et c’était comme recevoir de nouveaux coups de poignards. Les médailles de bureau lui causaient une douleur de chien : elle avait peur qu’elles altérassent son Ambition lourde. La nourriture abondait dans son réfrigérateur de fausse Louve. Elle mangea trop pour compenser la haine d’elle-même et de ses choix. Elle grossit. Sa haine de la Vie grossit avec elle. Elle inventa un nouveau conte, qui parlait d’une Victime innocente, pauvre petite Étoile impuissante contre un Destin injuste. La non-vie totale lui sembla, de nouveau, préférable. Certaines secondes, certaines minutes tombaient comme des épées d’escrime sur son corps.

À bout de solutions, elle demanda à un Hibou à lunettes la recette pour garder son travail de Figurine automate malgré toute cette peine revenue. Le Hibou ne donna pas de réponse. Mais il resta auprès d’elle. Il lui consacra du temps. Il écouta les contes du Loup, les contes de la Poupée, les contes de la Chose et les contes du Troubadour. Cela prit les heures que ni le Loup ni la Poupée, ni le Troubadour ne pouvaient offrir à la petite Chose. Cela prit des silences qu’aucun Être, humainement, ne pouvait supporter. Cela prit l’indifférence qu’aucun de ses proches ne pouvait marquer sa Vie. (Chacun de ses proches aimait à se sentir responsable ou meilleur dépositaire des émotions qu’elle disait ressentir). Cela prit des questions que la Chose n’avait jamais osé se poser. Cela prit des argents que son travail de bureau lui prodiguait. Dès qu’elle eut raconté la totalité des contes qu’elle portait sur son dos, les bons comme les mauvais, hormis les épisodes refoulés, il lui vint un désir extraordinaire.

Le Hibou acquiesça d’un sourire.

*

*     *

Alors la Chose fit un feu de cet ensemble de fables et en jeta les cendres par la fenêtre ouverte. Sur le trottoir, quand elle rentra chez elle, et que les cendres volaient comme du pollen : Oh ! La vérité frappa un second coup. Ces contes n’avaient jamais été que des contes. Ils avaient occupé l’espace un jour, puis, au lieu de rejoindre le Passé, ils avaient été agrippés et déformés par elle dans son Ennui, enlaidis, embellis outrageusement, diffractés en de multiples versions inconciliables et parcellaires. Ils étaient devenus imprécis, diffamatoires ou magnifiés.

La bouffée de joie qui l’étouffa jusqu’au ravissement lui fit comprendre qu’elle était dans le vrai. Elle se sentit si légère. Elle devait apprendre à vivre hors des désirs et des croyances qu’elle attribuait, à raison ou à tort, à ses deux parents et à ceux qui comptaient pour elle. Elle ne serait Libre qu’à ce prix. À exister pour combler, réparer, venger, rassurer, rendre fier, être aimée, elle bafouait la principale Mission que ses parents lui avaient assignée en ne l’avortant pas : Vivre sa Vie.

S’éloignant toujours plus des cendres des contes brûlés, la Chose comprit que les adultes depuis toujours répétaient la même habitude : malgré eux ils transformaient leurs Triomphes, leurs Risques, leurs Obstacles et leurs Aventures en fables à occuper les temps morts. Ils racontaient des contes sur leur famille, y compris sur l’enfance de leurs petits, pour animer les repas ou meubler les tête-à-tête. Malgré eux certains enfants les écoutaient et cherchaient à s’inventer une Place dans ces légendes, et s’efforçaient même d’en écrire une fin heureuse. Elle comprit que grandir consistait à s’échapper des légendes qui vous rendaient la vie impossible, pour avancer sans hésitation dans le vaste monde où chaque journée, pour chacun, restait toujours à écrire.

Les cendres des dernières fictions disparurent de l’esprit de la Chose. Et ce fut magique. Elle retrouva la mémoire du passé. Dans une moindre mesure, sa présence à elle-même et aux autres, sa spontanéité perdue lui revinrent. Sa voix lui revint. Le sentiment d’avoir un corps lui revinrent. Elle se souvint des coups de poignard et des crocs pointus qui l’avaient poussée à l’exil intérieur. Elle pleura. Elle hurla. Elle trouva les mots pour blâmer ses anciens camarades, sans pitié, sans les excuser en aucune façon. Elle apprit à se pardonner à elle-même de ne pas s’être mieux protégée. De ne pas avoir rendu coup pour coup. De ne pas avoir appelé au secours.

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Elle apprit à aimer ce qu’elle avait de magnifique à cette époque, c’est-à-dire Absolument Tout. Elle apprit à aimer sa nature profonde, sa région d’origine, sa langue d’origine, ses passions premières. Elle apprit, ce fut le plus difficile, à s’aimer vraiment elle-même, sans paroles, sans se raconter d’histoires admirables dans la langue des Loups. Peu à peu, elle arrêta de se fabriquer des histoires pour commenter, justifier, interpréter ce qui ne doit qu’être vécu. Cela lui permit de quitter peu à peu les zones de non-vie où son esprit avait couru trop souvent s’abolir. Ce fut merveilleux.

Elle était restée vive au tréfonds d’elle-même, par-dessous les étouffements, les débandades, l’Ennui, les massacres intérieurs. Elle était la vie même, comme tout Être vivant, et elle était indemne, explosive, totalement unique et parfaitement joyeuse.

La douleur des anciens poignards guérissait lentement grâce à l’amour du Troubadour qui aimait en elle la jolie Poupée, la Louve puissante, la Chipie violente, la Conteuse effacée, la Chose authentique, la Guitare accusatrice, la Tasse passive, le Monstre paranoïaque, la Bègue, l’Esclave chanteuse et même le Divin silencieux.

Elle versa des larmes de bonheur. Car elle comprit que cette guérison, contre toute attente, était le résultat des désirs tacites et des sacrifices discrets de son Père et de sa Mère. Oui, ce soi-disant Loup, cette soi-disant Poupée avaient mis tout en œuvre pour qu’elle ne devînt, au bout du compte, rien qu’elle n’eût choisi d’être. Dans ce travail, ils avaient négligé d’autres aspects de son éducation, mais ce n’était pas grave. Car rien n’empêchait aujourd’hui la Chose d’abandonner ses déguisements et ses missions empruntées et de chercher son vrai Nom, sa vraie Mission et son véritable Désir dans les meilleures conditions, dotée d’une bonne Santé, d’un Talent médaillé, d’une Patience très utile et d’une Imagination redoutable, ce grand cadeau de l’Ennui.

Son premier vrai devoir était donc de remercier le Père qu’elle avait porté aux nues en le considérant comme un Loup, tout en lui attribuant les blessures graves qu’elle avait, reçues, puis refoulées. Et elle remercia la Mère qu’elle avait outrageusement diminuée en la traitant de Poupée mécanique. Son premier devoir était de laisser ces deux Êtres-là continuer leur Vie sans elle, sans les juger, sans les jauger, sans se comparer à eux, sans s’occuper du contexte de leur union : cela n’avait jamais été ses oignons. Elle avait suffisamment accaparé, en esprit, une Place certes réconfortante, sédative, au milieu de Désirs qui n’avaient jamais été les siens, et cette Place était une prison qui ne pouvait, en aucun cas, sous peine de pourrissement, être la sienne.

Par conséquent, son deuxième devoir était de chercher sa Place à elle, dans le vaste monde, au plus loin possible, ailleurs, autre part, loin des rêves ou des peurs de ses parents, et nulle part ailleurs. Elle devait s’éloigner sans retour des déclarations dithyrambiques et des éloges étouffants, des résumés, des songes inscrits dans des récits parentaux qu’elle n’avait ni la possibilité, ni le droit d’achever, puisqu’ils n’avaient jamais, au grand jamais, rien dit sur elle.

Mais le plus important était encore de se libérer de ses propres inventions. Oui, son deuxième devoir était surtout d’oublier les histoires qu’elle avait tricotées pour se rendre aimable et admirable aux yeux de son tout petit monde, mais qui n’étaient pas même l’ombre de sa Vie.

Son troisième devoir était de faire tout cela sans attendre. Sans tout comprendre. Sans se justifier. Sans tenir compte des réactions de quiconque.

Et c’est ainsi que, peu à peu, sous le sourire du Hibou, l’éternelle Chose, pour mériter son vrai Nom, désobéit à elle-même. Elle devint sourde aux injonctions qu’elle avait intériorisées par désir de continuer à être aimée, que ces injonctions fussent venues d’un Loup, d’une Poupée, d’un Troubadour, d’un Hibou ou de la première mousson indienne. Elle osa chercher sa Place à elle, non pas dans les mots des autres, ni surtout dans ses vieilles fables explicatives, mais dans le vaste monde.

Pour cela, avant tout, elle écouta le Silence.

Et cela fut bon. Elle reçut des réponses du Divin. Comme tous les Êtres Libres, elle devint pour elle-même le Père et la Mère qui lui avaient manqué, et c’est ainsi que, sans le crier sur les toits, elle clarifia pour elle-même, comme le ferait une Louve, ses propres règles de conduite. Elle révisa son code personnel, trouva ses doctrines et se forgea son idée, à elle, de ce qu’elle avait le Droit et le Désir de faire. Cette fois, elle ne chercha pas à faire accepter des histoires à autrui. Elle était assez grande pour tenir ses résolutions par elle-même.

Ainsi parée, aussi autonome qu’une Tigresse, une Ourse ou un Humain, elle réalisa un de ses rêves étouffés : elle marcha vers le vaste monde. Elle se tourna vers la terre, vers la beauté mouvante et la laideur vivante d’une planète qui ne lui faisait plus peur. Elle se présenta aux enfants pouilleux de son voisinage, à la jeunesse dorée des capitales. Elle alla vers les Commerciaux, les Mères au foyer, les Artistes, les faces d’esclaves, les petits minables, les médiocres et les libidineux. Elle était assez grande, elle ignora la peur que certaines Choses nourrissaient maladivement pour elle. Elle écouta les guerriers de très bonne famille.

Elle ne s’arrêta pas, ne rentra pas au bercail pour transformer ses Moments Présents en contes valorisants ou en photographies.

Elle n’arrêta pas de prendre le large. Elle éventa des anges à moignons. Elle perdit son temps, fit des erreurs, les corrigea et en tira des leçons pour elle-même. Elle se montra indigne de certaines gens qui admirent à cette occasion qu’ils n’avaient pas de compte à recevoir d’elle. Elle agit mal, elle fut punie : cela ne concerna qu’elle. Elle aiguisa son discernement. Elle ouvrit sa porte et fut acceptée dans des maisons qu’elle ne s’empressa pas de décrire à des lecteurs de blog ou de forum Internet : il y avait trop à vivre dans le royaume du Moment Présent pour transmettre chaque événement de façon aimable, admirable ou procuratrice.

Elle habitait chaque instant, elle était bien présente, elle se tenait compagnie par des Questions-Réponses. Elle cultivait Qui Elle Était, pour ensuite pouvoir consoler, prendre, donner, recevoir, découvrir, apprendre, nettoyer, créer, construire, aller au bout, ranger, suivre, se taire, admirer, essayer, mijoter, partager, se fâcher, construire, défaire, refuser, porter, frapper, quitter, revenir, oser. Et cette liste gagnait en précision et en étendue au contact des langues étrangères, des disciplines artistiques, des branches scientifiques ou des différentes pigmentations du Silence.

Et cette liste se terminerait le jour de sa dissolution, à elle, dans le Divin. Et ce jour pouvait arriver à n’importe quel moment : elle était prête.

Elle fut trahie parfois mais ne cessa jamais d’accorder sa confiance. Elle se lia d’amitié avec les intouchables et n’attrapa pas d’infection bactérienne. Elle raconta des bêtises et l’on se moqua d’elle. Elle rit avec les autres, elle se vexa. On cessa de l’aimer. Elle n’en mourut pas. Elle essaya de ne juger personne. De ne jauger personne. Le monde était si grand. Elle déjeuna avec les délurées, les castes inférieures, les riches arrogants, elle dîna avec des gens passionnants, des prêtres hypocrites, des esprits étendus. Elle discuta avec ses voisins, ses collègues, ses parents. Elle dîna avec les écrivains et les nageurs, avec ses frères et sa belle-famille, avec les commerçants de son quartier. Elle refusa la drogue, cette non-vie artificielle. Elle fit profil bas, elle sortit de ses gonds, se battit, se raccommoda avec des lutins géniaux, des incultes, des penseurs, des amies du lycée, des serpents généreux, des pasteurs intégristes, des moines plasticiens, des gens remarquables. Elle fut incomprise et n’en fut pas désolée. Elle se tint sur la réserve. Elle se mit en avant. Elle entrevit l’Un que nous formons tous et comprit qu’il ne s’agissait pas d’une Chose, même immense. Elle écrivit. Elle courut. Elle chanta. Elle dansa, dessina, discourut. Elle échoua lamentablement : ce ne furent que des échecs lamentables, des leçons hors de prix. Elle se releva. Elle se dispersa. Elle se concentra. Elle se recueillit. Elle triompha. Elle pleura. Elle inventa. Elle suivit des exemples et donna des conseils uniquement sur demande. Elle se nourrit de céréales, de légumes et de fruits, mais aussi d’aliments immatériels, de beautés, de vérités, de nouveaux doutes.

Elle écrivit une lettre pour les Choses informes qui avaient passé l’âge d’être appelées petites. Elle leur dit : Vous êtes Responsables. Vous êtes Parfaites. Soyez aimées de vous-mêmes. Et n’agissez plus pour être aimées des autres, ni pour leur appartenir, ni pour être admirées d’eux.

La Clôture Est Ouverte. Réfléchissez. N’écoutez pas ceux qui parlent pour vous. Si vous êtes perdues, cherchez votre route. Touchez. Goûtez. Apprenez. Appréciez complètement et Souvenez-vous. N’ayez plus peur. Laissez partir. Laissez mourir. Laissez vivre. Suivez votre regard. Soyez Qui vous êtes. Vous y êtes.

Elle fit des choix qu’elle ne motiva par aucune histoire ou plaidoyer. En réaction, des dictons, des questions, des cris d’alarme et des récits pédagogues ne manquèrent pas d’être proférés, mais elle était déjà loin. On l’applaudit : elle oublia d’enregistrer les claps et les bravos. On lui cracha au visage : elle savonna sa peau, se rinça à l’eau claire. Elle tomba dans la boue : elle nettoya sa robe, la fit sécher, la repassa. On la frappa injustement : elle demanda justice, ou pas, mais elle ne se demanda jamais ce qu’elle avait mérité dans l’histoire. Elle fut soignée. Elle soigna. Elle accomplit des performances pour le seul bonheur de les accomplir, sans attendre de médailles. Elle reçut, néanmoins, des médailles. Elle ne les compta pas. Elle ne les jeta pas. Elle oublia d’être belle. Elle n’eut pas peur d’être belle. Elle oublia d’être ce qu’il fallait être à d’innombrables occasions, en tant que Femme, en tant qu’Auteur, en tant que Chanteuse, en tant qu’Épouse, en tant que Voyageuse, et la liste était longue, elle suivit toujours ses propres règles. Elle déplut à sa mère. Elle déplut à son père, de même que sa mère avait déplu à sa grand-mère. De même que son père avait déplu, etc.

Elle ne fut jamais parfaite.

Elle infligea des torts réels et perdit sa joie de vivre jusqu’à ce qu’on lui eût pardonné. Elle prit du plaisir. Elle s’ennuya. Elle éprouva des satisfactions profondes. Elle devint l’amie des ennemis de sa caste, membres à part entière de l’Un que nous formons tous, et apprit tant de choses nouvelles sur elle et sur les autres que dix livres ne suffiraient pas à les enregistrer pour la Gloire, la Nostalgie ou la Complicité. Elle se lia d’amitié avec les otaries menteuses, les Négros, les Andevo et les Mpoundés, les surfers géniaux, les êtres moches moches moches, les ours chorégraphes et les Plus Que Minables, et les Héroïnes épatantes, et les gravures de mode, et les Imposteurs, et les Saints, les Chinois, les rats sincères, les idiots, les êtres normaux, les Conformistes et de chacun de ces Êtres Précieux, elle obtint la confirmation de trois vérités. Et chaque vérité la rendit plus libre, plus créative, plus amoureuse, plus Elle.

Que premièrement elle ne serait jamais irréprochable, mais jamais nulle en soi non plus. Elle ne serait jamais Spéciale, jamais Supérieure, jamais inférieure, car personne, jamais, en aucune façon, ne l’était par rapport à qui que ce soit. La vraie Liberté se gagnait au prix de cette certitude-là.

Que deuxièmement elle pouvait abandonner la peur de mourir, de déchoir, de déplaire, de frustrer : être présente aux scènes qu’elle vivait était sa Mission. L’amour et la Beauté offerts en consolation durant ces Moments Présents étaient la seule médaille qu’elle recherchait vraiment. L’amour donné sans calcul comptait seul. Elle ne l’aurait pas cru d’emblée. Elle le savait maintenant.

Que, troisièmement, les parents, les grands-parents, les oncles et les tantes des autres petits du monde entier avaient, eux aussi, sans exception, réalisé leurs destins sans beaucoup d’égard pour les aspirations de leurs Petits. Éviter ces amputations, ces éventrements, ces dévitalisations, ces manipulations, ces abandons qu’on inflige par volonté de bien faire ou sans intention de nuire était impossible à quiconque avait accepté l’envahissement par un enfant de son conte personnel.

L’inverse était vrai, telle était la troisième vérité. Pour devenir libres, tous les petits du monde devaient trouver leur chemin sans trop d’égard pour les exigences symboliques de leurs parents, sans un regard surtout pour les connivences familiales. Ils ne devaient renoncer à chercher leur chemin, ni pour de la compensation, ni pour des missions qu’ils n’avaient pas choisies, ni pour un équilibre invisible dont ils n’étaient pas censés supporter la charge. Cela se discutait peut-être, au cas par cas. Mais, à moins de s’acharner à périr goutte à goutte dans une prison de rêves, le destin de l’ancienne petite Chose se révélait à elle comme un destin personnel, hors de l’atteinte de Qui n’était pas dans sa peau. Il serait fait d’hybridation, d’explosion, d’envol, ou de toute autre chose : il serait parfait. Il serait fait d’infraction ou de greffe, d’excès de persévérance ou d’audace : nul ne saurait le prédire ou en dévier la portée.

Serait-il un grand saut dans le vide ? Une escalade à mains nues ? Le tout, pour elle seule, était de le suivre. Elle était assez grande pour trouver les Aides et les Maîtres adéquats, s’ils étaient nécessaires. Elle ne permettrait donc pas que d’autres que ces Maîtres augurassent de ses forces, ni qu’on l’enfermât dans des comparaisons, même pour son bonheur, même pour le bonheur de ceux qu’elle aimait. Elle passerait son chemin. Et ceux qui s’obstineraient, même après lecture de cette lettre, à la définir, à la diriger vers des aspirations suggérées, à lui montrer des exemples, à tirer des conclusions, elle ne les écouterait pas. Trop de soumissions éperdues, de loyautés déplacées conduisaient à des néants, à de l’énergie perdue pour la Vie. Elle était prévenue, elle était aguerrie, elle s’éloignerait des commentateurs et des préconisateurs en riant aux éclats jusqu’à ce qu’ils recommencent à porter leur attention sur leur propre Destin.

Des questions qui savaient si bien confisquer son temps et sa confiance retentiraient peut-être à nouveau : «Dis-Nous-en davantage ? Que devons-Nous penser, attendre, Nous dire à Nous-mêmes ? Quelles sont tes intentions ?» À ces questions, elle savait maintenant qu’elle n’avait jamais été obligée de donner d’autre réponse que ces trois phrases :

«Je suis Qui Je Suis. Je vous aime comme Vous Êtes. Ma Vie m’attend. »

*

*     *

Il était une voix qui marcha dans son Moment Présent. Sans attendre, sans se raconter davantage, elle marcha.

Sans tout comprendre et, comme les autres Êtres Libres avant elle, sans se dédouaner, elle marcha droit vers ses Triomphes, ses Risques, ses Obstacles et ses Aventures à elle.

Eva Lee

Illustration :  Diego Rosa sur Unsplash

Un véritable auteur – Sur « Sauf les fleurs » de Nicolas Clément

BDC

Il y avait eu ce blog qui ne ressemblait à aucun blog, ces billets qui ne tenaient à rien, pas même à Ernaux, à peine à Duras, peut-être aux parents, aux gens interdits, aux trésors de maladresse infanticide que la vie nous amalgame aux viscères. Il y a maintenant ce premier roman qui annonce quelqu’un. Qu’est-ce qu’un écrivain, sinon ce rapt initial de nos pauvres mots, on ne reconnaît de nouveau rien, nul repère, nul procédé, nul pays que ce pays, rien que la justesse, la douleur hypallage, ce qu’on va s’empresser d’imiter par attachement. Rien que la nécessité aussi qui porte l’écriture de Nicolas Clément, cette prose étranglée, nécessité forte et plus lourde qu’un simple auteur.

Qu’est-ce qu’un écrivain, sinon le tisseur d’une étoffe de flammes et d’eau qui se rehausse de n’importe quel déchiffrage honnête, des plus vagues aux plus butés, des exposés les plus structuralistes à ces notes impressionnistes que la Toile génère en ce moment. Une telle étoffe, un tel livre est de ceux que l’on rachète sans freiner pour offrir sur un coup de tête mon exemplaire, celui qui aura corné toutes mes poches et que je dois de nouveau remplacer, pas le choix, si je veux terminer d’écrire ce compte rendu de lecture. Sauf les fleurs est un roman de toute beauté. Tout y est radieux. Tout y est saccagé, hormis l’herbier de Marthe qui, en essayant de fleurir, aura su écrire le bref passage aimé du temps.

Lorsque, après le premier envoûtement, durable et définitif, une curieuse théorie de défauts vient à mon esprit, mon premier réflexe est de n’en rien dire à personne et de célébrer un premier roman plus que prometteur. Parce que pour les romans importants, j’attends que le personnage, ou l’idée forte, ou le rythme épatant, ou encore la décisive invention qui me fait plaisir, soit mené(e) au bout d’une logique sûre, au pied du mur, pour m’apporter une forme de connaissance : un dogme vivant, une réponse à la question de savoir comment vivre ou écrire. Dans cette visée, dans le tramway je rejoue à plat, une première fois, l’intrigue de Sauf les Fleurs et trouve que ma question reste sans réponse. Il nous est décrit bellement l’enfance de Marthe qui germe et pousse à l’ombre d’Andrée, sa mère aimante, vaillante et battue par un mari taciturne. Sans délai je m’attache à cette enfant dont j’accepte les souvenirs, de l’odeur de pain grillé à la trame des robes qu’elle coud. Je prends pour argent comptant son amour pour son petit frère Léonce, et je lui souhaite, pour toujours, de trouver le bonheur.

Le bonheur arrive, Marthe rencontre Florent. Florent donne au corps de Marthe l’occasion d’exulter pendant que sa mère, de son côté, soigne ses contusions dans les bras d’un amant. Peut-être averti de cet adultère, le père se déchaîne et tue la mère. La tristesse, pensons-nous, est à son comble. Marthe fuit son histoire en créant le nid d’amour requis par Florent, à Baltimore. Là-bas, il s’opère chez cette traductrice en herbe une résilience typique, douloureuse, harmonieuse malgré l’angoisse d’avoir jeté Léonce en pâture. Que va devenir cette courageuse personne ; suis-je en train de lire un livre sur l’exil et l’acculturation. Marthe sera-t-elle une bonne mère, un vrai professeur, un grand écrivain, quelle fleur naîtra de cette bouture, de ce croisement entre une grange et un gratte-ciel. Une formalité oblige la jeune femme à revenir en France : elle assiste à la reconstitution de la mort de sa mère. Il se produit ce que l’on sait, voilà, et nous n’en saurons pas davantage. C’est tout.

L’auteur sait-il bien ce qu’est l’univers carcéral pour choisir une fin si béante, pour abandonner son personnage comme un scénariste las au troisième tiers d’un film de course-poursuite ? Repu de ses propres capacités lyriques, a-t-il idée de ce qu’il faut à une histoire pour signifier quelque chose, c’est-à-dire pour valoir le temps qu’on use à se laisser charmer ? Bientôt le soupçon d’inconséquence entraîne celui de maniérisme. Le déluge de figures de style, et les phrases incompréhensibles dont chaque lecteur aura fait sa récolte personnelle ne sont-ils pas un défaut typique des premiers coups d’essai ? Alors que mon esprit cherche d’autres malfaçons, un drôle de soupçon me vient : celui d’invraisemblance. Marthe a moins de douze ans. Aucun de ses deux parents ne sait lire. Elle est très bonne élève malgré tout, ce qui n’a rien d’impossible dans le monde réel. Mais elle commande un premier livre, et ce livre est d’Eschyle, et elle ne le quitte plus. Au même âge Annie Ernaux lisait les Brigitte de Berthe Bernage (je lisais Mon premier amour et autres désastres de Francine Pascale.) Bien entendu la lumière se fait dans mon esprit. Ma divagation me conduit vers une hypothèse de travail qui me semble féconde, et qui me pousse à relire Sauf les fleurs. Et si une morveuse des années soixante-dix entrait dans le royaume des livres non par la littérature jeunesse mais, suivant l’exemple d’un doux professeur, par le premier écrivain d’Occident connu, et de très loin le plus grand ? Quelle écriture et quels actes en sortiraient ?

Vous le savez maintenant : ce livre s’incruste dans les cœurs. Ce livre laisse sans voix. Peu importe l’intrigue imparfaite à première vue, Sauf les Fleurs est un roman d’une valeur aussi flagrante qu’impénétrable, et je pense aujourd’hui que ses principales qualités, extrêmement peu d’auteurs depuis la mort d’Eschyle les ont suffisamment comprises pour les mettre en œuvre à leur tour – peut-être parce que, pour reprendre la célèbre théorie d’Albert Camus, peu d’époques ont été propices à la tragédie ou, pour plagier Nietzsche, parce que le pessimisme hautement poétique d’Eschyle a fait place à un optimisme aussi peu spirituel que possible sur la destinée humaine. Peu importe. C’est précisément le sujet de mon article. Qu’est-ce qu’un écrivain, sinon l’humble, l’abyssal et solide entrelacs de lectures dont il n’est possible de connaître que celles qu’il daigne mentionner dans son œuvre et en-dehors. C’est une question de mois, de semaines, de jours, Sauf les fleurs amènera de nouveaux lecteurs à Eschyle, comme Proust a pu faire aimer La Vue de Delft de Vermeer, Hyperion de Dan Simmons conduire à John Keats, les interviews de Gainsbourg faire miroiter Huysmans, En route de Huysmans introduire au plain-chant. Mais il serait dommage d’attendre : bien qu’il soit possible d’aimer Sauf les Fleurs sans avoir lu l’Orestie (puisque les blogueurs l’affirment), pour comprendre ce qui nous bouleverse dans le premier roman de Nicolas Clément, l’œuvre d’Eschyle est, me semble-t-il, l’échelle la plus sûre.

On peut trouver, certes, dans Sauf les Fleurs d’autres influences assumées, plus récentes et surtout plus visibles. On peut goûter quelques accents de Beckett, croiser des reflets clairs d’Ernaux et leurs affiliés, à ces deux-là, sont les champions d’une singularisation extrême de la narration. Les maîtres du Flux de conscience d’une part, les défricheurs de l’autofiction d’autre part accordent une attention scrupuleuse aux seuls référents, points de comparaison ou leviers suggestifs accessibles à la conscience de leurs personnages, que ces derniers soient des enfants, des gisants, des simples d’esprit ou des femmes amoureuses. Au début de Sauf les fleurs, les allusions au tout petit frère qui se tient à la rampe de l’escalier, l’image des lacets que l’on double avant de courir aux champs suffisent à chanter notre propre enfance. La ponctuation, minimale, est typique d’un Guillaume Dustan. Dans la même veine, minimales, efficaces, sont les fulgurantes trouées de style oral dont la rareté fait le prix : Papa hausse les épaules, Les fleurs, je peux pas, ou surtout cette jolie parataxe : La mère d’Étienne soutient Kévin va mieux. Tout est bon depuis des générations pour garder une rupture d’avance sur la course soit-disant perdue de la littérature contre les médias concurrents, mais je pense que c’est l’esprit de Beckett qui aiguillonne le sens de l’ellipse chez Clément. Toiles de silence. Pauvreté lexicale pour rendre compte, non pas de l’épuisement du monde comme chez l’auteur de Fin de Partie, mais de la difficulté des mots de Marthe à émerger du néant des coups. A côté de cela, la sobriété durassienne affleure au moment du drame : Nous nous écroulons. Nous crions. Et dans la phrase suivante, la notation nous léchons nos paumes, c’est le grattoir soyeux du surréalisme qui nous enlace. Je pourrais continuer sur des pages à propos de l’héritage de toutes les formes de liberté d’invention assumé avec infiniment de grâce dans Sauf les fleurs. C’est un héritage qui a la particularité de respecter l’intégrité des mots, de jouer peu sur les sons et d’être assujetti à une exigence de sens, c’est-à-dire à l’existence d’un référent, fût-il parfois (ou souvent, suivant la culture et la sensibilité du lecteur) hermétique.

Dans ce tissus de références modernes, Eschyle semble n’avoir pas sa place. Et pourtant, par exemple, le refus chez Clément de recourir au narrateur omniscient qui fit la gloire du genre romanesque, loin de nous imposer une écriture de soi saturée de singularités microscopiques et d’intimités commutables, est une première façon de revenir à la tragédie antique. Le récit tragique émane d’une, de deux ou de trois voix particulières à la fois très éloignées de l’auteur et considérablement grandies par la proximité du divin. Et chez Nicolas Clément, la singularisation de la narration s’accompagne aussi, pour moi, d’un anoblissement de la vision et de la langue et c’est ce qui fait la beauté de l’écriture de Sauf les fleurs. Comme Eschyle place ses personnages sous le regard intimidant d’un Dieu aussi éloigné qu’attentif, Marthe vit, puis écrit dans l’adoration perpétuelle de sa mère, source de (son) or. Nous ne savons rien de cette jeune fille : rien de ce qui nous intéresse d’habitude, rien de ce qui fait les fictions que l’on nous donne à pas d’heure, et rien de ce qui nous gâche, nous rapetisse, aucun de nos conflits sans danger essentiel, rien, en somme, de l’hégémonique comédie humaine.

De Marthe, nous connaissons les prénom et nom, le sexe et l’âge, en un mot la Persona, en plus d’un certain rapport au monde. Et ce que ses moindres mouvements semblent nous dire, c’est que les dieux sont partout, épurant son regard. Je ne nie pas que, le sacré partout, cela puisse n’être, comme chez Duras, que l’irradiation d’une douleur post-apocalyptique. Mais lorsque Marthe évoque sa défunte mère, elle écrit que ses pas dans la cuisine étaient (sa) supplique. Elle dit que sa mort a marqué la fermeture du temple. De façon concrète, les innombrables associations métonymiques comme ces fleurs que Maman a du mal à lire, synecdochiques comme nos mains gantées de chaud sous le souffle des chevaux, les hypallages tel que le beau bus endormi brodent pour moi des liaisons bénies entre le sensible et l’invisible et assurent en un mot une sacralisation de l’espace. De même les métalepses, mon pays revient, la ferme approche, le corps de Maman dessiné à la craie, disent la stupeur permanente de la fille un peu juste, que les événements, bons et mauvais, mettent, comme autant de commotions, comme un destin, devant le fait accompli. Les métaphores non plus ne se contentent pas de produire un écart, même somptueux, et l’extraordinaire né un mensonge après moi, capteur irrésistible de notre confiance dans le talent de l’auteur, parle de quelque chose que j’évoquerai plus bas, qui augmente les phrases, pour reprendre la métaphore récurrente de Marthe.

Je le sais bien, moi, que j’ignore ce que l’auteur a voulu vraiment. Je ne sais pas davantage au fond ce que, pour lui comme pour vous, il a réalisé. Mais il se trouve que, du point de vue de l’intrigue, Sauf les Fleurs ressemble à une tragédie simple, telle qu’Aristote la définit. Un homme frappe sa femme et la tue. Ce meurtre est vengé par sa propre fille. Laquelle assume son acte et change ainsi, on le verra plus bas, la face du monde. Il s’agit donc d’une Orestie inversée, ramassée en quelques soixante-quinze pages. De même que les Euménides pèsent la gravité de l’assassinat d’un père infanticide (Agamemnon) au regard du meurtre d’une femme dont on a sacrifié l’enfant (Clytemenestre), le procès de Marthe consiste à déterminer si la mort d’une épouse infidèle vaut celle d’un père violent. Le reste du roman donne un relief extraordinaire à ces trois actes. Les autres personnages forment un chœur épars, presque toujours complice, jamais moteur de l’action principale. La puissance de résilience de Marthe, illustrée par son aptitude à coudre pour embellir, cuisiner pour lier, traduire pour la récompense d’avoir essayé, jardiner pour restaurer, aménager pour s’ajouter à elle-même, sa capacité au bonheur se réalise à Baltimore en quelques pages solaires, gorgées de plaisir physique et de guérisons, mais tout cela vole en éclats du moment que le pays de l’héroïne revient. Avec brio, Nicolas Clément sème des leurres qui apparentent un long moment son intrigue à celles des tragédiens et scénaristes implexes, héritiers de Sophocle, qui nous ont habitués à des fins, sinon heureuses, du moins « satisfaisantes », c’est-à-dire des fins qui, après mille renversements, confirment notre appartenance à un monde inchangé, (souvent nos héros l’ont échappé belle, quand ils n’ont pas échoué de peu) d’où les dieux sont absents, où le courage et les interactions humaines sont tout ce qui existe. Nous ne nous attendons pas à ce que Marthe, comme Electre et Oreste empoignés par les Erynnies, soit « reprise » par la ferme, de façon biologique, jusqu’à échapper complètement à notre horizon d’attente. Sa peau redevient cuir, les tempes lui brûlent et, telle un bébé kangourou tombé de la dépouille encore chaude de sa mère, elle se pense à la merci du papa-chasseur. Nous ne nous attendons pas non plus à la voir si peu repentante, si peu combative, assumant son acte, renvoyant notre monde truffé de fautes à lui-même.

Eh bien d’abord tout va bien, écrivait l’immense Beckett dans Têtes-Mortes : pas d’histoire, rien que la violence.

Nicolas Clément organise le bouleversement de nos repères (cette difficulté où nous sommes en fin de première lecture à trier nos émois) non par des renversements, des péripéties, des obstacles, des dangers, des conflits et des moments de reconnaissance, mais par le développement d’un nombre réduit de données presque immobiles. Malgré la division du texte en six parties, nous avons trois groupes de situations qui correspondent à trois lieux : la Ferme, Baltimore, la Prison. Nous quittons la ferme après le premier meurtre. Nous quittons Baltimore juste avant le second meurtre. La prison ne nous conduit nulle part. Faute de dénouement, l’accumulation et l’aggravation des chagrins de Marthe font office de progression, et cette progression ne mène donc pas vers une fin dramatique (libération ou châtiment), mais vers une déflagration de nos émotions hors-livre, ce qui porte le fait divers au rang de roman lancinant et c’est ce qui, à mon avis, nous laisse sans voix. Ainsi le savoir ne guérit pas. Ainsi, pour reprendre la phrase de Nicolas Clément, l’amour ne suffit pas. Nous ne reconnaissons plus le monde. Nous restons prostrés comme aux portes du Sanctuaire de Faulkner, où nulle explication ne vient concernant le Mal absolu. Nous tremblons comme aux côtés du Prométhée enchaîné avant l’arrivée des vautours. Notre émotion égale celle des Suppliantes avant cette guerre inévitable de l’issue de laquelle dépend leur salut. En laissant Marthe à cet endroit où personne ne répond, sauf les dieux, nous ne la quittons plus jamais, et nous recevons en partage ce sentiment premier d’injustice ontologique d’où naît toute écriture véritable et que Clément appelle si bien la science des seuls.

D’où coule cette anacoluthe en page 61, savante rupture syntaxique, élévation tragique d’une fille de ferme dans un flot majestueusement alexandrin – on l’aura compris, un sommet : Je ne sens plus les mots, je ne sens plus les bulbes, seulement les fleurs brisées et m’éloigner des hommes.

Pas un instant l’héroïne n’amène à la conscience du lecteur son propre impensé magistral : le droit du père à un procès équitable et, comme suite à ses excuses écrites, à obtenir de l’aide pour déplier sa colère. Lors de la reconstitution, pendant que les gendarmes sont affairés à comprendre, Marthe tire. Là, pourrait-on dire, se manifeste ce que l’auteur appelle l’animalité de son personnage. Entre l’amour maternel, fusionnel, la communication profonde avec les bêtes et la brutalité du père, le temps lui a manqué pour apprendre à articuler sa propre colère, à dire les choses selon l’expression des humbles et, comme disent les plus énergiques, avancer maintenant. Nicolas Clément, en philosophe, pose cette terrible déficience – être un désert de mots – pour en tirer toutes les conséquences. Le sang capricieux qui (l)’arrose, le sang qui toque à (ses) tempes, la violence en elle et l’extrême fragilité de sa vie intellectuelle naissante qui la conduisent à laisser Florent de côté, tout montre qu’elle est, malgré ses fantasmes, la fille de son père. Dès la page 16, elle sait qu’elle s’allongera un jour, mais plus tard, (mais quand ?) sur le divan du thérapeute pour obéir à son devoir de terre promise, et trouver sa boue juste. Pour découvrir à cette occasion sans doute qu’Eschyle non plus ne suffit pas. Tant il est vrai, si l’on en croit les commentateurs de mythes, que le destin, ou volonté des Dieux, seule force à l’œuvre dans les tragédies, n’est rien que le chaudron de notre Inconscient en acte. Tout cela est juste. Mais si Marthe refuse à son père le droit de se repentir, et si elle-même refuse de se justifier (sans pour autant parader comme Agamemnon sur son tapis rouge, ni accuser ses accusateurs comme Prométhée, ni même faire valoir son droit en disant Je n’ai pas appris de vous comme Oreste), c’est sans doute parce que, ce qu’elle veut, je l’ai dit plus haut, ce n’est pas que les hommes changent, ce qu’elle souhaite, comme dirait Jacques Darriulat, c’est plutôt l’avènement d’un autre monde.

Et c’est ainsi qu’une boucle se ferme de façon troublante. Dans les Euménides, Eschyle avait chanté la supériorité de la loi du père sur celle de la mère, la primauté de la Cité et de la vie politique sur le Foyer familial. C’est le vote d’Athéna, fille de Zeus, (dépourvue de mère, sans réserve, je suis pour le père, dit-elle) qui fait pencher le verdict en faveur de l’acquittement d’Oreste. Elle est appuyée par Apollon pour qui on peut être père sans qu’il y ait de mère. Il n’aura échappé à personne que le roman de Nicolas Clément montre le mouvement inverse. Dans le royaume de la mère, qui, seule, peut dire à Marthe ce qu’il est raisonnable ou fou de penser, l’incertitude est posée à plusieurs reprises sur la paternité de Paul. Cela simplifie les choses. Entre le doute exprimé par Léonce (tu crois qu’on vient vraiment de lui), le qualificatif de Bâtarde dont Marthe est affublée à l’école, la façon dont Marthe parle de son frère (mon frère dont le père a brisé le nez de Maman) et l’hypothèse même d’une naissance par parthénogenèse, par l’application d’une couverture, la rupture fantasmée du lien de paternité atténue la gravité du parricide.

Les cendres du monde patriarcal peuvent alors s’éteindre tout à fait, parce que Marthe aura été au bout de son acte, supprimant la tyrannie paternelle. Déjà l’antique primauté du père, gagnée de haute lutte par les héros d’Eschyle, était réduite à d’innombrables mensonges, de préférence écrits. Mensonge, la fausse carte de vœux de la Saint-Valentin. Mensonges, les lois d’un Livre ou d’un Code dont les mots d’ordre causent la mort des seuls fragiles qui s’y soumettent (c’est votre père et vous devez l’aimer, tout le monde a gagné, il ne faut pas toujours chercher à comprendre mais relever les cœurs tombés). En choisissant la violence contre la violence, Marthe se voue à une sanction de la Cité moribonde, mais ce n’est pas sans inspirer amour et compassion, à force, entre autres qualités, de savoir écouter l’histoire des personnages les plus fugitifs, sans déformer la réalité de leurs drames, au point d’être qualifiée de « bienveillante en chef » par la surveillante de prison.

Bienveillante, c’est un qualificatif, bien entendu, qui augure de la transformation des Érinyes vengeresses en Euménides régénératrices. Et même si rien n’est sûr concernant le verdict, et même si l’enfermement s’avère aussi douloureux que l’exclusion dans la vallée (la prisonnière rêvant en vain d’un lacet pour se pendre) ce qui ne fait pas de doute, c’est la prééminence d’un gynégroupe dans les replis duquel Marthe se sera lovée à chaque fois qu’une femme aura prolongé la chaleur de sa mère, à commencer par sa voisine Myriam, douce entremetteuse et mère adoptive et en comptant Nathalie, institutrice, pont vers Eschyle, mais aussi Miss Wilson, pourvoyeuse de toit, Lucie, la codétenue, dont les terribles confidences réchauffent, et enfin la surveillante Madame Magnin déjà mentionnée. De même qu’amnistier Oreste, c’était réhabiliter le guerroyeur, le sanguinaire et orgueilleux Agamemnon, de même acquitter Marthe serait consacrer l’avènement ou le retour d’une autre cosmogonie, un monde où l’on tiendrait compte, enfin, de la douleur de la mère d’Iphigénie, mais aussi de celle d’Héra, Médée, Hécate, de ces femmes de l’ordre pré-eschylien, ennemies des principes abstraits (la Raison d’État pour Agamemnon, l’ancien Code civil pour les époux et les pères abusifs, et finalement le Code Pénal contre les parricides.)

Il faudra peut-être réchauffer les cœurs par quelques écrits vivants pour garder le meilleur des abstractions et des ordres du père. Si c’est demander l’impossible, il faudra prêter attention, comme il est dit dans les Suppliantes d’Eschyle, à des paroles qui ne soient pas écrites pour mettre au pas les doux et eux seuls, ni enfermées dans des livres pour mieux exclure les illettrés, mais qui sortent hautement de la bouche d’un homme libre, d’un homme qui n’oublie pas comme le dit Eschyle, que même les Dieux, les vrais, sont assujettis à l’équité.

Alors seulement les pères redeviendraient civilisateurs – interdiraient de nouveau les grimaces à table. Entre les membres distants de la Cité (les Éboueurs ne peuvent enlever Marthe au cauchemar de la ferme, le Maire offre son aide pour la traite, mais avec lui le lait devient amer, l’Avocat compte sur la présence de mères de familles dans le jury pour alléger la peine de Marthe) entre ces hommes aussi gentils que démunis d’une part et les prédateurs de l’autre, il y aurait ce papa normal qui aura tant manqué à Marthe Raymond, fille de Paul Raymond, son ennemi juré, dont le patronyme n’apparaît qu’une fois dans le roman et dont l’indicible chagrin, atemporel et sublime, éclipse toute autre considération, par la grâce de l’irréprochable virtuosité de Nicolas Clément.

Je suis loin d’avoir épuisé mon sujet.

Comment vivre, comment écrire, me demandé-je à tout instant. L’auteur répond toujours quelque chose comme : en écrivant. Peu importe le reste et peu importe comment. Écrire est la seule chose à vivre, le reste aura soin de lui-même. Alors il faut bâtir, marquer, éplucher, saupoudrer, dérouler, arracher chaque phrase au chiendent, ordonner, ajuster, sentir la vie, aérer le fumier et désherber. Il faut donc écouter ce que chuchotent les mots, c’est-à-dire absolument chaque mot et, tout en se laissant surprendre, faire preuve d’une intelligence opiniâtre en ce qui concerne les personnages qui surviennent : les accueillir en dramaturge, en enfant, en poète, en intime, mais aussi en penseur. Il faut aller au centre de sa matière, où le danger est sûr et la prendre de face, la perpétuelle question du Mal en tant que peine obligatoire, nuit sans retour, calvaire sans fond ni faux-semblants, souffrance infligée aveuglément, jetée à fond de train contre le Bien suprême, contre de l’innocence, de la vraie beauté, de la lumière en barre. Il faut, enfin, tisser son argument aux fils d’or pur de la plus haute Littérature – la Littérature est à ce prix. C’est en faisant tout cela, et beaucoup plus – il faut devenir et rester généreusement indétectable – que Nicolas Clément signe un grand livre, un livre infini, aux prolongements déjà légendaires.

Interviews de l’auteur :

Sur Babelio

Sur L’Ivre de lire

 

Sur la trilogie Batman de Christopher Nolan

Until their spirit breaks completely

Pour Lizah Ranaivoarivony

Avertissement : ce billet dévoile des éléments clés des intrigues des films suivants : Doodlebug (1997), Following (1998), Memento (2000), Insomnia (2002), The Prestige (2006), Batman Begins (2005), Inception (2010), The Dark Knight (2008), The Dark Knight Rises (2012),  Batman (1989), Edward Scissorhands (Edouard aux mains d’argent – 1991), Batman Returns (Batman le défi –1991), Flatliners (L’Expérience interdite – 1990), Falling down ( Chute libre – 1993), A time to Kill (Le droit de tuer ? – 1996), Batman and Robin (1997)

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Un passeur considérable

Sur Dans le Leurre du seuil de Yves Bonnefoy 

Première partie

Lire l’introduction

« Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron. » Gérard de Nerval

Fleuve.

On verra que ce mot contient, ce mot libère et figure les impensés de chaque poème de chaque section des trois recueils précédents – des trois premières saisons de la vie créatrice. Fleuve, maintenant, cela se voit, pour commencer, sur la page. Les vers, bien plus courts ou anormalement plus longs que ceux qu’on aima, foncièrement plus inégaux, forment pour la première fois des strophes infinies – mais fragmentées en dedans, malmenées comme par de brusques et contradictoires torrents dans leur continuité visible – débordant, de façon inédite, les limites de la page. En écrivant Dans le leurre du seuil, Yves Bonnefoy en termine avec les recueils structurés de morceaux compacts à première vue clos sur eux-mêmes, et noue, comme a pu l’écrire Patrick Née, avec la tradition multimillénaire des poèmes allégoriques. A l’intérieur du fleuve, contre-enjambements, enjambements, grandes phrases toujours au bord de la crue, tenues par rien que deux blanches rives topographiques sinueuses. C’est à ce dépaysement-là qu’il s’agit, sur-le-champ, de s’acclimater.

A regarder les détails, on croise un Jérôme Thélot des plus précis, des plus réceptifs. A partir de quelques indications statistiques, on a la confirmation que, entre Du mouvement et de l’immobilité de Douve et Dans le leurre du seuil, quelque chose a travaillé contre la beauté conquise de haute lutte sur trois livres, contre ce faste acquis, issu de la mise en danger permanent des formes fixes. Au point que, pour Dans le leurre du seuil, ce soient ces frêles formes fixes, pourrait-on presque dire par goût des schémas aussi faciles qu’irréels, qui doivent endiguer les flots de la dévastation. Une telle lecture exagérément dramatisée attribue à Bonnefoy, à l’instar de Gérard Gasarian, plus d’asthénie, plus de désespoir fin de siècle que le poète n’en a éprouvé, mais en tout état de cause, nous n’avons pas cessé d’avancer vers, à chaque fois, davantage de déséquilibre, à commencer par celui qu’installe le mètre impair. Du côté de l’impérial alexandrin, les trimètres, d’abord minoritaires, mais croissant en proportion au fil des livres, l’emportent en nombre dans le recueil qui m’occupe, sur les ultra classiques tétramètres. L’alexandrin lui-même cède la première place au décasyllabe, tandis que l’hendécasyllabe est plus présent que jamais – Thélot nomme alexandrin boiteux ce vers de onze coupé six-cinq – garant de l’irrégularité qui ronge la symétrie et tronque les proportions, depuis le tout premier poème de Douve. Ayant participé jusque-là au versant subversif de « la puissance fécondante de la forme » (l’expression est de John E. Jackson) cet alexandrin boiteux devient le mètre principal, la norme, dans un contexte où la forme est plus près qu’auparavant de la dislocation, et il contribue plus radicalement que le décasyllabe (qui régna assez, on le sait, en d’autres siècles) à la destitution du vers de douze syllabes, interdisant tout reflux de l’harmonie rêvée sans répit, mais renoncée sans retour.

Car certainement, a fortiori aux lendemains désenchantés de mai 68, Yves Bonnefoy écrit, et c’est encore Jérôme Thélot que je cite, dans un « automne angoissé, le nôtre, où les rythmes harmonieux aveuglément chantés sont devenus malhonnêtes. » Invoqué, puis sacrificiellement enduré par Douve, absent cruellement, ou comme ayant tout arraché sur son passage dans Hier régnant désert, et enfin partiellement compris, reconquis, trouvé comme le Graal dans Pierre Ecrite, le vent de la finitude aura gagné du terrain et dépassé, avec Dans le leurre du seuil, toute organisation dialectique. Les oppositions frontales, aussi fécondes aient-elles pu être (entre le pair et l’impair, la forme et l’informe, mais aussi entre la vie et la mort, l’art et la vie, le rêve et le réel, etc.), ont quitté le noyau du poème. Les ordonnancements commodes pour l’œil et la mémoire – soudain par exemple, élire un poème au hasard des pages, s’abîmer dans sa totalité suffisante et revivre, n’est plus aussi instantanément possible – parce que, voilà,

Achever, ordonner,

Nous ne le savons plus

– les structurations pérennes laissent place à une dilection remarquable pour la part caduque de toute expression juste, et montre le souci d’exprimer la précarité d’une parole plus vraie parce que mieux soumise au fleuve du hasard, minorée en sus par le signalement, sous forme de lignes ou de double lignes pointillées, de ce qui ne pourra être dit. C’est tout cela, et l’impossibilité, donc, de se soustraire à la nécessité d’un voyage au long cours, qui fait de Dans le leurre du seuil un livre opposé aux trois premiers, et leur aboutissement brutal, brutalement plus ouvert à ce qu’il faut bien appeler la modernité.

Certes. Mais nous avons toujours des vers à ponctuer, des rythmes connus, et encore quelques rimes, même appauvries à l’extrême, approximatives, ou faisant, comme dès le neuvième poème de Douve, rimer le même avec le même. Mais nous avons toujours ces phrases à haute tenue grammaticale, qu’elles soient, du reste, rognées sans dommage par des griffes aporétiques et par deux, trois foudres elliptiques, ou bien qu’elles soient fixées de façon byzantine, par la grâce de l’inversion, de l’extrême complexité, ou de l’inflation la plus scrupuleusement construite, au fil d’airain de l’esprit qui intrique chez Bonnefoy, comme chez n’importe quel écrivain supérieur, les profondeurs de la vie sensible aux solitudes escarpées de l’intellect. Nous avons toujours la même poignée de mots, à quelques nouveautés près : nous retrouvons la nuit, la barque, la pierre, et lorsque nous ouvrons le recueil, c’est encore une fois l’été. De sorte que, dans un premier mouvement, l’on peut se demander à quoi bon ce livre quatrième, aussi différent soit-il des trois précédents, si les « formes vieilles » n’y sont que bousculées, d’autant que l’avant dernier recueil, Pierre écrite, avait annoncé un renouveau autrement significatif. C’est dans le poème final, Art de la poésie, en effet, que nous lisions cette promesse d’un salut presque au-delà des mots :

On a réconcilié la fièvre. On a dit au cœur

D’être le cœur. Il y avait un démon dans ses veines

Qui s’est enfui en criant.

En trois livres splendidement homogènes, le poète avait chassé l’orgueil et le soupçon à force d’acceptation de soi et d’assentiment à l’ordre des choses mortelles, de foi dans la parole poétique, à force de confiance en l’Autre, à force d’amour. Le sentiment qu’il serait oiseux d’ajouter à une trilogie littéralement parfaite se confirme ici. Où l’on regrette que Yves Bonnefoy n’ait pas choisi le silence, ou ne s’y soit pas tenu (dix années séparent Dans le leurre du seuil de Pierre écrite). Pour le moins, n’eût-il pas fallu que, revenant à la poésie, il changeât de perspective ? On en vient à déplorer que, poète et philosophe, il n’ait emprunté, par exemple, aucun des chemins éclaircis par les penseurs et les artistes des alentours de mai 68, chemins déboisés par instinct de survie, ou dans un formidable élan vital pour ne pas dire acnéique, ou parce que se taire n’était pas plus endurable à ce moment-là qu’à aucun moment de l’histoire littéraire. En écrivant Dans le leurre du seuil, Yves Bonnefoy n’a fait ni l’un (se taire), ni l’autre (se renouveler en profondeur au contact de pensées, de poétiques plus novatrices que les siennes, qui dépassent largement ses beaux appels à l’ouverture, au consentement, au jeu.) Ce nouveau visage de l’indécision bonnefidienne, le choix réitéré d’une poésie entre deux mondes, pour paraphraser Jean Starobinski, a vite fait de susciter chez le lecteur des années quatre-vingt dix, pour peu que ce lecteur ait adoré Gilles Deleuze, exécré André Du Bouchet, kiffé les performances d’Isidore Isou, de Charles Tarkos et de leurs brillants affiliés, chez ce lecteur désormais numérique, disais-je, l’indétermination de Bonnefoy suscite, moins qu’un rejet, une désaffection paisible, une indifférence assourdissante.

Car si le bruit des voix s’était tu dans Hier régnant désert, avant qu’un cri de sauvegarde ne perforât la nuit dans Pierre écrite, un bruit casuel couvre à présent, sur le mode de la dissémination, la Toile pseudo-nietszchéenne du monde, via notamment des machines perfectionnées jour après jour, machines qui donnent vitesse et facilité de production et d’échange, nous rendant créatifs, et relèguent au statut de curiosité de l’Histoire des Idées la question vitale, mais sans doute pesante, des fondements, de la nature et de la portée de ce que nous créons au juste. Et le fait que cette apesanteur créatrice nous rende illisible un livre tel que Dans le leurre du seuil ne peut pas nous inquiéter alors, pas plus que l’assentiment général et sans réserve à l’idée – tellement stimulante – que le langage soit la première des machines, et ne soit que cela, étant bien entendu que l’outil crée son objet-discours, son texte-objet, et justifie seul, impose à lui seul le genre et la qualité de l’usage que nous en faisons. Etant bien entendu que rien n’existe par essence. Absolument rien ne préexiste l’extraordinaire pâte à modeler que nous ne prétendons même plus nommer « signifiant » : absolument rien n’existe en soi, ni référent, ni signifié, ni désastre, ni salut.

Le temps n’est-il pas venu de faire un choix libre et non fondé, du moins sans autre fondement que la liberté de nous y tenir – ou pas ? Et d’affirmer que, les démons ayant fui, la mort de Dieu cesse d’être un malheur ? Le travail de deuil accompli, certaine exclamation d’Ivan Karamazov ne peut-elle être, au prix d’un contresens aussi démesuré que profitable, comprise sur le mode euphorique ? Car si Dieu est mort, ne sommes-nous pas vivants, et n’est-ce pas, pour être honnêtes, ce qui nous importe ? Si Dieu est mort, aussi, le monde, soudain, n’est-il pas à nous ? Nous, dans cette complexité avérée, ce « multiple-sans-un » qui dépasse les catégories humanistes, ethnocentriques, anthropocentristes, voire nominalistes, complexité mise au jour par des disciplines enfin pragmatiques, des sciences dites humaines qui puissent en terminer avec l’humain, libérées des grands mythes abstraits ? Oui, le monde est à nous dans sa pluralité connue et à connaître, tel ce « jardin dont l’ange a refermé les portes sans retour », jardin qui est le vrai lieu de Pierre écrite, dans lequel nous naissons seuls et mourrons seuls, mais d’où, cette fois, nulle Parole divine ne nous chassera jamais. Quant à l’Autre, dans son altérité véritable, irréductible à mes besoins, plus étranger qu’à son tour à mes désirs et phantasmes, ne puis-je pas lui donner la parole, et consentir, sans arrière-pensée, à ce qu’il altère irréparablement ma voix, sapant mes assises, détruisant mon système ? Qu’enfin il n’y ait plus, nulle part, de système ?

Ainsi lancée, justifiée sur pièces (par les pages, les volumes et les écrans que des clavistes saturent  en ce moment de mots personnels et légers, que tout cybernaute insomniaque, tout consommateur de temps libre absorbe avec plaisir, sans difficulté ni péril apparent, et par les connexions entre les uns et les autres, et d’autres et puis d’autres encore, et qu’importe, parfois, l’intégrité du sens, la pertinence du mot, qu’importe la réalité des enjeux, du moment que des échanges aient lieu, démultipliés) l’irrévérence du fringant amateur de poèmes fringants peut franchir les limites de la bonne foi, du bon sens, de la pertinence surtout, et mettre à profit son état d’échauffement pour condamner ce qui, en principe, ne se discute pas : le choix que le véritable écrivain fait de ses motifs et de ses thèmes. Puisqu’il est question de la Présence, c’est vrai, pourquoi ne pas en venir à ce qui compose notre vrai quotidien? Aux métiers d’aujourd’hui, aux objets actuels, aux paysages urbains, aux néons de Tours, et non pas uniquement aux ampoules de Toirac ou de Valsaintes, et non plus au sempiternel berger, à l’improbable barque, à l’invraisemblable nautonier ? Et si Dieu n’est pas mort, parce que Dieu n’a jamais eu l’idée de naître, pourquoi ne pas nous faire aimer (connaître et recréer) ce qui n’a été jusqu’ici, justement, que nommé à la façon d’un dieu imaginaire, ce qui n’a été que nomenclaturé de manière utilitaire et dominatrice, en surface ? Pourquoi ne pas franchir, en « matérialiste inné » – Bonnefoy se définit lui-même, en partie, par ces deux mots – pourquoi ne pas traverser les limites poreuses du sensible pour sonder la rétive mais sondable, l’indécidable et luxuriante matière ? Et quitte à cheviller ce matérialisme à son  « souci inné de la transcendance » (on aura noté que je réutilise la remarquable synthèse de Jean-Michel Maulpoix), plutôt que de nous accabler de références aux mythologies surannées, pourquoi ne pas offrir aux multitudes incroyantes quelques fleurs anticipées, libératrices à tous les coups, d’une métaphysique strictement matérialiste encore en construction ?

Cela fait trop de questions sans réponse, et il va de soi que le choix de se restreindre à l’exploration de ses ressentis d’infant bouleversé par les premiers mots qu’il ait appris, suspendu entre l’adhérence immédiate à ces vingt mots d’une part, et le sentiment à peine second, d’autre part, de s’exiler de trop de perceptions dénotées de travers, ce choix hautement poétique est ce qui constitue la grandeur et la fatalité – la vocation – d’Yves Bonnefoy. Mais il est extravagant, tout de même, en vérité, qu’un tel érudit, initialement rompu aux sciences mathématiques, autrefois séduit par une existence à elles consacrée, puisse fermer son écriture à ce que les sciences fournissent d’évidemment neuf au moment où il compose. Depuis les années soixante, peu d’écrivains sérieux, l’ayant croisée, sont restés aveugles à la beauté des termes incroyables, des combinaisons imprévues, des incommensurables implications des logiques plurivalentes, et à nos chances certaines, non pas de vaincre le concept, mais de créer de nouvelles notions à partir de « postures » éclatées, virtuelles et sémillantes, (décapitant la « juste posture » bonnefidienne entre ceci et cela, posture lumineusement défendue par Maulpoix) que promettent ou imposent les révolutions théoriques et techniques en cours. Pourquoi Yves Bonnefoy  n’embrasserait-il pas cette beauté nerveuse qui, à défaut de rédimer le langage, nous rend ce dernier satisfaisant lorsqu’il procure, dans un désordre électronique, symbiotique et gonflé : vitesse, pulsation, participation et fraîcheur, intensité, humour, gratuité, communication ? Et cette machinerie nouvelle, Yves Bonnefoy ne l’emploierait-il pas plus efficacement encore que ses cadets notoirement privés d’estomac contre les formes les plus concrètes de l’aliénation moderne, et contre de trop visibles injustices sociales ? Il s’agirait pour le grand poète de faire une paix stratégique avec le concept – au prix, certes, mais tout, on l’a dit, est désormais possible, d’un renoncement, d’une révolution intérieure, d’une trahison salubre qui le fasse écrire en cohérence avec les conclusions de notre temps – et participer, comme Hugo, Aragon, Pennequin, à l’avènement d’un grand soir, après quoi, demain…

On le sait, les Planches courbes sont la réponse, si besoin était, à toutes ces sortes de réclamations, et confirment, vingt-six ans après Dans le leurre du seuil, le mépris silencieux dans lequel Bonnefoy tient ces rapports décontractés – aussi vieux que l’écriture – aux mots comme au langage, dont il combat les illusions et les pièges. En réaction, entiché de notre ère, nous aurons, nous, et bien avant cette ostensible validation, en 2001, des choix formels de 1975, nous aurons, j’aurai personnellement laissé Dans le leurre du seuil me tomber, sans un murmure, des mains. Et je crois bien que, comme une excroissance obsolète de l’impeccable Pierre écrite, tel un ruisseau d’altières sottises, ce conte d’hiver à ronfler dans l’autobus sera resté lettres mortes pour plus d’un jeune lecteur-écrivant, lequel, sans inquiétude, aura tourné, sans le dire, sans le savoir, le dos au seuil, au leurre, à l’entre-deux, au fleuve indécis, au plus grand poète d’un siècle déserté comme un cauchemar pour entrer à pieds joints dans une ère absolument postmoderne.

Contre ce rejet tranquille, cette irrévérence loquace, on peut rappeler l’esprit religieux de Yves Bonnefoy et retracer son souci, qu’on a déjà signalé, d’accéder par l’écriture à une transcendance agnostique. Souci archaïque en son temps, mais qui a peut-être une chance aujourd’hui de rejoindre les vues d’un autre genre de lecteur, plus en retrait, sincèrement mystique, réactionnaire en un mot, qui ne soit pas à l’affût d’un énième tissu de lexies neuves, mais en attente d’une Parole. Pour ce lecteur-là, ni l’instrumentation politique de la langue, ni la voix néante à travers la mienne, ni l’exploitation pulsionnelle ou cérébrale des possibilités sémantiques et sonores que leur entrechoquement aléatoire ou ludique génère à l’envi, espoirs enfantins, sous les branches, d’un sens après-coup ou, disons, d’un sens « en avant » ; rien de formel, donc, ne peut constituer l’enjeu d’un poème. Parce que, par-delà les vocables, c’est avec le divin, le spirituel, le sacré, rien de moins, que ce lecteur attend d’être mis en dialogue. Dans cet esprit, les écrits, cendres, lambeaux d’un Verbe supplicié, ne pouvant jamais que faire cligner de l’espérance, du courage, un tison de vérité roide au fond d’un âtre de fortune, tout livre qui renonce à ce peu que les mots les plus ordinaires peuvent, ce peu qu’un Pascal, un Corneille, un Dostoïevski eurent la grâce d’extirper de leurs langues infirmes, toute voix se plaçant en deçà des mystères irréductibles de la transcendance est nulle et non advenue. Seulement, autant ne pas tarder à le dire, c’est précisément de ce lecteur-là que les plus violentes attaques pourraient venir. Attaques les plus lourdes, les plus articulées aussi, contre Dans le leurre su seuil mais aussi contre la totalité des Poèmes,attaques pas nécessairement plus justes, mais qui ont le redoutable mérite d’induire que celui qui les porte ait embarqué sur le fleuve du poème allégorique et suivi le cours des mots avec attention.

Le prisme des convictions postmodernes étant ce qu’il est, prisme déconstruit, déterritorialisé aussi bien que profondément régional, couvrant l’étendue des possibles depuis les intégrismes sépulcraux jusqu’aux plus vaporeuses croyances affranchies quelquefois – fait nouveau – de la question des fondements, les nuances de la spiritualité et de la superstition coexistant sur tous les modes imaginables, la prophétie d’André Malraux, celle qu’on dit apocryphe, se réalise, bien sûr. Que notre siècle soit religieux, cela est avéré, et ce, précisément, dès lors que la nouvelle de la disparition du dieu des Chrétiens, ayant fatigué les tympans sur deux siècles et des poussières, a reflué et perdu, aux yeux du vulgaire, sa raison d’être. Marée dessalée, eau tiédasse dont le reflux a pu laisser à découvert le mortel et vertigineux péril du vide authentique – celui qui nous met sans recours face à la Folie, à la Mort, au Mal – le deuil du Dieu du Livre n’a pas manqué d’être suivi par la reprise immédiate, ou par une visibilité criante, pour le meilleur et pour le pire, de trois cents élans mystiques tout à fait nécessaires, désormais sans freins ni directions communes.

Le retour du religieux est en soi-même une antienne bientôt déjà usée par les théoriciens de l’air du temps, mais une antienne que Yves Bonnefoy aura accompagnée au début, sinon initiée, avec son Dictionnaire des mythologies. La préface évoque l’aspect « assurément bénéfique », pour toute communauté humaine, d’une confiance en toute Force plus grande que l’homme, force étayant sa qualité d’Homme, plus grande que le total des individus qui font le groupe. Mais en ce domaine, comme en celui du matérialisme, les esprits décomplexés du vingt-et-unième siècle auront cheminé au-delà de ce qu’escomptait Yves Bonnefoy, lui qui n’en appelait en fait, dans sa très peu rimbaldienne Dévotion, qu’au « maintien des Dieux parmi nous. » L’indifférenciation religieuse qui suffirait au poète largement désabusé par les certitudes et les drames ne saurait étancher la soif de franche verticalité qui oriente les lectures du croyant post-moderne. Ce dernier vit, écrit, lit dans la crainte ou dans l’attente de drames aggravés, face à l’intuition, voire à la certitude qu’il a de ne pouvoir rester debout, ni lui ni personne, par ses propres forces. De ce fait, il ne craint pas d’appeler Dieu l’instance unique, omniprésente et cachée, qu’il prie comme prient les enfants, participant consciemment, les yeux grands ouverts, au scandale de la foi dont Kierkegaard a, mieux que personne, dessiné les contours.

On ne saurait reprocher à Yves Bonnefoy son incrédulité souveraine. Mais la profondeur d’esprit qui l’amène à comprendre l’inguérissable besoin d’un Dieu même néant, Dieu nuée, Dieu enfant et à naître encore, à quel feu brûle-t-elle au juste ? A quoi s’attend-elle ? Si l’on quitte le domaine des systèmes poétiques et des arguties « poéthisantes » qu’est-ce, exactement, qu’une transcendance sans Dieu ? Le poète de la Présence donne, je crois, une réponse courte mais claire, lorsqu’il écrit à propos de son ami Pierre Jean Jouve. Que le poète catholique ait placé son désir de la Grâce divine au-dessus du champ poétique, Yves Bonnefoy n’y voit rien de dommageable pour la poésie, il avoue partager la « même dialectique de l’absolu et du rien » dans la mesure où, si les mots de la poésie ont quelque pouvoir de transcendance, « le plus simple dialogue« , l’échange authentique, le partage avéré, « tout échange qui prend » vaudra toujours mieux que le plus beau poème au monde.

Certes. Et dans la dernière section de Dans le leurre du seuil, nous trouvons, entre autres, cet appel à la compassion qui peut tout, doublé d’un avertissement pour les poètes, comme une règle de vie, un commandement nouveau :

Celui-là, serait-il

Presque un dieu à créer presque une terre,

Manque de compassion, n’accède pas

Au vrai, qui n’est qu’une confiance, ne sent pas

Dans son désir crispé sur sa différence

La dérive majeure de la nuée.

Oui, mais peut-on alors parler de transcendance ? Si l’amour est la solution, en termes d’échange et de foi, en termes de « devoirs chrétiens », pour reprendre l’expression de Sophie Guermès, aujourd’hui que tout est possible, y compris de croire en ce Dieu qui commande en priorité l’amour, pour un lecteur en quête du divin, qu’est-ce qu’un grand poème d’espoir infondé théologiquement, à côté de n’importe quel verset des Évangiles ? Qu’est-ce que le Chrétien découvre dans les pages d’un Yves Bonnefoy, qu’il ne pratique pas déjà tous les jours, les yeux fixés sur Celui qui, vivant parmi nous, les mains trouées, purge la compassion de ses arrières-pensées, crucifie les avidités mortifères du suppliant qui veut bien que Dieu le délivre du péché qui crispe ses désirs ? Quand des épines pénètrent sa peau à l’occasion d’un geste de foi, le suppliant, fût-il amoureux des poèmes, ne préfère-t-il pas s’apaiser ou s’aguerrir au poème original, au texte le plus simple et le plus puissant que l’on puisse trouver sur le sujet, c’est-à-dire à la première lettre de Paul aux Corinthiens, chapitre treize ?

Bonnefoy, c’est vrai, ne prétend destituer aucun Livre. Il travaille au contraire à « maintenir » en nous l’intuition d’un Verbe originel, et qu’importe – vraiment – le nombre et la diversité des mythes auxquels cette intuition trouve à se réanimer. Mais qui n’a pas vu que, parmi les figures de la mythologie mondiale qu’il aura convoquées sans le moindre signe de lassitude, ce sont les figures de la Passion, de l’enfant dieu, de la pauvreté volontaire, celles qui montrent le sacrifice de soi, la renaissance et la résurrection, telle Douve, invention transparente, ou tel le Phénix, et que c’est le thème de la charité, comme on vient de le voir, qu’il privilégie ? Pourquoi ne le frappe-t-elle pas sur l’heure, cette ardeur à citer si fréquemment les images bibliques, quitte à les vider systématiquement, précautionneusement, de leur contenu ? Sophie Guermès le dit en détail, mais cela n’a échappé à personne : tout en louant mille résurrections païennes, vingt baptêmes athées, trente cènes laïques, Bonnefoy décrucifie le Christ, innocente le serpent du Jardin, sécularise le pain dont il glorifie, en naturaliste improvisé, les débris. Bonnefoy a refermé, dans Pierre écrite, les portes du Jardin d’Eden, mais c’est pour recommencer dans le recueil d’après, et reparler de désir du Salut, de péché d’orgueil, de passion, de mort, de résurrection et de rédemption par l’amour, au point qu’il peut sembler miraculeux qu’il n’ait pas fait le saut de la foi, après vingt-deux ans de ce régime, et quatre volumes.

Cette incroyance en dépit de sa fascination pour le christianisme s’explique. Et c’est peut-être justement l’explication fragmentaire que je vais donner – sans évoquer ce qui relève de la liberté de conscience – qui creuse un infranchissable fossé entre Yves Bonnefoy et le lectorat chrétien qu’il aurait pu gagner, mais qui, au mieux, le laisse seul face à ses louangeurs et ses détracteurs, avec cette œuvre immense sur les bras, peut-être admirée de très loin, parcourue mais jamais vraiment lue, pas plus qu’elle n’est lue par les matérialistes. Restituer une Parole qui ne s’appuie sur aucun dogme, tel est le combat de Bonnefoy au plan spirituel, et les attendus de ce combat lui interdisent de croire qu’un Bien en soi, et, surtout, qu’un Mal en soi puissent exister dans l’homme ou n’importe où sur la terre. Plus radicalement, « le mal, explique-t-il à Bernard Falciola, n’est que la conséquence provisoire de la timidité du langage. » Autant dire que le Mal est presque une idée de l’esprit. Autant dire, à son tour, que rien n’existe vraiment à côté du langage. Voilà qui le disqualifie. Car c’est la question du Mal en soi, du Mal absolu, qui importe au lecteur chrétien et qui le conduit vers des écritures certes plus naïves dans leur forme, plus mensongères – romanesques – mais vouées toute entières à l’examen des profondeurs de la nature humaine, quand il ne se borne pas, évidemment, à la littérature édifiante. Toutes les écritures narratives sont nulles pour Yves Bonnefoy, pour qui l’édit d’Adorno sur l’impossibilité d’écrire après Auschwitz s’applique exclusivement à la prose non poétique. Le débat qu’il ouvre ainsi est passionnant, mais enfin, pour ce qui nous intéresse, les lecteurs de Bernanos, de Faulkner, de Fante et de Mccarthy auront apprécié, et dans le meilleur des cas, ils auront laissé au plus grand écrivain français vivant l’usufruit des honneurs, des prix et des conférences mondiales, pourvu qu’on ne leur impose pas de commenter les interminables bluettes élitistes issues de sa théologie négative.

Au pire, du point de vue du croyant qui ne se paie pas de mots, l’œuvre de Yves Bonnefoy procède du même nihilisme que les écrits néants, « créatifs », ultra-transitifs, lettristes, dont je parlais plus haut. Dans son entretien avec Bernard Faciola, le poète a beau jeu de condamner les « textes sans lendemains concevables, (qui sont) comme le cadavre de la parole, d’où monteront l’odeur et la couleur terne de la décomposition de l’espoir. » Nous arrivons maintenant à la conclusion que sa religion, quoi qu’il en dise, est toute entière vouée à la forme, et, plus justement, à ce mouvement spécifique de la pensée que l’on appelle dialectique. Candide, Yves Bonnefoy en admire le déploiement dans la philosophie de Friederich Hegel, dans la théologie chrétienne, dans l’œuvre de William Shakespeare, et s’il en condamne l’absence chez Francesco Borromini ou chez Paul Valéry, il l’instille chez le Baudelaire ennemi de Rubens, et l’invente de toutes pièces, par amitié sans doute, chez Boris de Schloezer. Lui, après les errances en contrée surréaliste, après les tâtonnements d’Anti-platon, c’est en écrivant Du mouvement et de l’immobilité de Douve qu’il trouve son propre terrain de jeu, à savoir la terre gaste où opposer, croit-il, la Mort à la vie néante pour qu’apparaisse le Vrai Lieu. Mais ce n’est ni la Mort, ni la Vie qui le touchent. C’est le jeu de n’importe quelles oppositions violentes et de leur dépassement ; c’est un jeu poétiquement fécond – mais qu’est-ce, au fond, que la poésie, quand on s’attend au Christ –  un jeu dont il épuisera, en quatre livres, les modalités et les niveaux. En bout de course, il est notable – et très significatif – que Dans le leurre du seuil tente moins d’en finir avec la toute-puissante dialectique, que d’opérer la disparition du négatif, ce qui revient à louanger le nouveau jeu des mille affrontements possibles entre les couleurs, les nuages, les barques, les formes –  toutes bonnes à louer du moment qu’elles proposent un contraire – de la nature éparse, indivisible, entièrement sans péché. Jeu païen. Jeu stérile. Littérature nihiliste, à négliger comme avant.

Les réactionnaires peuvent être redevables, néanmoins, à Yves Bonnefoy, de ne pas prendre le risque, ou plutôt la peine, ou plutôt le temps que le grand homme passe à prononcer ses discours, de ne pas avoir le courage en un mot, de déconstruire la grammaire crypto-chrétienne qui ronfle entre les deux chaises métaphysiques auxquelles il agrippe en tonnant doctement contre quiconque voudrait « voir en l’homme l’animal qui ne peut ne pas vouloir penser un monde qui échappe par nature à son esprit. » Oui, peut-être que l’indifférence relativement bienveillante des croyants à son endroit, l’écrivain de Hier régnant désert la doit à son refus de tuer le Dieu poétique (celui de René Char, de Saint-John Perse, de Jules Supervielle et des écrivains mécréants mais spiritualistes, essentialistes sans religion que l’on ne lit plus, et qui, pour aller très vite, ont fait la revue Éphémère.) Peut-être que l’obsession bonnefidienne de maintenir l’attente rhétorique du Dieu à venir, dresse un dernier rempart – et donc une dernière outre mystique à dégonfler de l’intérieur, s’il faut en croire Alain Badiou – un rempart fragile, disais-je, contre cet authentique lyrisme athée qui pourrait faire du bien, mais dont le feu tarde, cependant, je trouve, à monter.

De ces deux façons de ne pas lire, de ces deux mauvaises raisons de croire en l’inutilité de la poésie moderne, de ces deux lectures dont j’assume, seule, la responsabilité, il est oiseux de chercher à savoir laquelle est la pire. Il est peut-être moins stérile de comprendre par quelle inconséquence je puis assumer deux lectures aussi contradictoires et porter, du même endroit, deux attaques idéologiquement opposées, comme si porter des attaques était la chose à faire. Le fait, étrangement poétique, et qui me pousse à noter ces impressions de lecture, est qu’en ouvrant Dans le leurre du seuil aujourd’hui, je m’aperçois que le livre a traversé le double-fleuve de mes reproches. Il n’est question, ici, d’aucun dépassement dialectique, mais d’un retour aux sources du recueil. Aujourd’hui, je comprends que si, entre la Pierre écrite et Dans le leurre du seuil,la forme a sensiblement changé, c’est qu’entre temps Yves Bonnefoy s’était tu.

Je dis que le poète a gardé longtemps, dix ans, ce silence qu’on voudrait qu’il choisisse, lui que l’on n’écoute pas, de toutes façons. Et s’il a repris la parole il y a plus de trente ans, nous, au contraire, nous vivons dans le vieux silence des mots écrits pour rien quand ils ne sont pas asservis à tout, et nous nous en flattons, n’étant pas poètes, n’étant pas visionnaires. Nous alimentons un silence fait de bruits, comme le silence du sourd-muet, comme un emmurement joyeux qu’aucun poème ne brisera, du moins tant que nous ne serons pas prêts à lire. Je parle  de lire de la façon que Yves Bonnefoy préconise depuis toujours, un peu dans le vide : en ne négligeant pas notre souci de ce jour, en lisant comme il a lui-même lu Rimbaud, pour mieux nous connaître. Pour aller mieux ? Aujourd’hui, comme hier, la poésie nous invite à lire aussi, comme le disait Paul Celan à Brême, en nous souvenant que les poèmes sont des bouteilles à la mer, destinés à quelqu’un, c’est-à-dire à quiconque est décidé à accepter qu’un être humain lui parle en sa vraie langue. Nous nous offrons des poèmes, des vers, ce sont bien des cadeaux, nous les tronquons, nous les citons, mais nous refusons d’entendre parler des poètes que nous ne sommes plus capables de lire intégralement. Les lecteurs de poésie, eux, sont des êtres attentifs et – il faudrait aimer ce mot – concentrés, lisant les mots dans la durée que ces derniers demandent, parce qu’il se trouve que, soudain, le fait de vivre, d’aimer, de vouloir quelque chose, leur semble quelque chose au-dessus de leurs forces. Pour nous, que Dieu reparaisse ou pas, il peut arriver aussi un moment où les divertissements, aussi puissants, diversifiés, diaboliquement congrus soient-ils, ne prennent plus. Ce moment-limite où deux personnes ou plus souhaiteront discerner une voix humaine au-delà des sensations qui bercent ou secouent, où l’on cherchera des voix pleines pour nous arracher à je ne sais quelle terreur, pour apaiser je ne sais quel désir atroce que je n’ose prévoir, ce moment-là nous rassemblera sans faute autour des grands poètes.

Mais il semble que le moment présent nous échappe. Mille évasions par à-coups rapprochés, intempestivement, nous font oublier l’évidence, à savoir qu’un monde nous entoure, habité par des êtres vivants, récalcitrants, essentiels, aussi précieux que nous devrions l’être à nos yeux, et qu’au sein de ce monde, une vie nôtre est menée – mais par qui ? Des buts inconscients nous dictent des gestes impulsifs et vains et sont – fait nouveau – en train de laper goulûment à même les flaques de temps que nous appelons temps libre, et cela aussi nous échappe. Les universitaires parlent de Salut, à propos de l’entreprise de Yves Bonnefoy. Nous ne voyons pas le danger. Mais à la question de savoir ce que nous avons perdu, n’importe quel poème répondrait. A la question de savoir si, étant donné les nœuds d’angoisse et de désir qui nous étouffent, nous survivront à l’heure prochaine, le poème répond. A la question de savoir par où commencer, le poème, inépuisable, répond. A la question de savoir où nous réfugier pour trouver une phrase à lire, à la question cachée dans nos douleurs, à toute question de l’amour, à la question sans réponse, à chaque question qui renonce, chaque poème répond :

Mais non, toujours

D’un déploiement de l’aile de l’impossible

Tu t’éveilles, avec un cri,

Du lieu, qui n’est qu’un rêve. Ta voix, soudain,

(…)

(A suivre)

Sur «Dans le Leurre du seuil» de Yves Bonnefoy

Un passeur considérable

Introduction

Dans le désert hyper-rationnel, coruscant et bancal comme un paysage d’Andrea Mantegna, de la poésie auto-mutilée – pouvait-il en être autrement – du vingtième siècle, Yves Bonnefoy a écrit, en connaissance de cause, contre les postulats logiques, esthétiques, métaphysiques et moraux les plus noirs, les plus intimidants, les plus desséchants que des hommes et des circonstances mis ensemble aient construits ces quatre derniers siècles. Dieu était mort, cela finissait par aller de soi. Mais cela n’était encore égal à personne ; et cela n’était pas moins désolant que lorsque, au siècle de William Shakespeare, soudain, la terre si noblement centrale s’était révélée l’obséquieuse lune d’un astre quelconque, et qu’il apparaissait que cet astre lui-même tournicotait, pauvre soleil, satellite du vide, aux confins d’une galaxie parmi d’autres. De la mort de Dieu, passée la surprise, une fois les accents de bravade émoussés, là aussi, il avait fallu encaisser les conséquences. Et voir que, dans ce cas, toute Parole issue de tout Livre, n’avait été bien sûr, comme tout le reste, que Littérature. Et admettre ensuite que la Littérature, avant de voir se tarir jusqu’aux infécondes possibilités de la disharmonie et du non-sens, n’avait puisé, dans ses grands moments, que dans des illusions (collectives) fortes. Corollaire fatal, si les mots n’étaient plus liés aux choses que par des décisions humaines, arbitraires, inconscientes, voire sournoises et désastreuses dans leurs effets, alors, par amour pour la littérature, par égard pour la vérité, et pour la paix sur la terre, dans ces conditions, mieux valait s’abstenir d’écrire. Mieux valait se taire. Mais qui, en quelle introuvable époque béate, a jamais pu se taire ?

Parmi les vrais poètes, et contrairement à ses contemporains exacts, Yves Bonnefoy, dans sa gravité, ne s’est jamais laissé gagner – bien qu’il ait voulu les comprendre – par les fortes rhétoriques de la déréliction, du désespoir auto-référentiel ou sans référent, de l’obscurité consentie par trop de cohérence avec les conclusions de son temps. A la différence de presque tous, il a refusé de s’en tenir à cette vérité qui tue. Mais s’il n’a laissé aucun « amer savoir » déterminer le cœur de sa poétique, il n’a jamais voulu, pour autant, nier ce qui, pour lui comme pour les autres, allait maintenant de soi. Ce clivage est toujours assez rare. Il a isolé Yves Bonnefoy des écrivains du vingtième siècle, comme il le sépare, pour des raisons inverses, des écrivains du siècle numérique, tragiquement plus léger en apparence et très faussement virtuel, qu’est le nôtre. Évidemment, cette forme d’indécision n’a rien de neuf. Elle est à rapprocher des écartèlements internes qui ont généré Virgile, Racine, Shakespeare. Et c’est donc entre exigence et refus, entre l’affirmation de l’Unité d’un sens possible, au rebours de la modernité, d’une part, et, d’autre part, le refus très moderne de s’aveugler soi-même au sujet de cette unité, sachant ce que l’on sait, c’est entre ces deux inconciliables que le créateur de Douve enracine sa quête, faisant, à force d’écrire, que l’indécision devienne dialectique féconde et refonde l’espoir.

Il est clair aujourd’hui, à voir le chemin parcouru, que cette quête, malgré l’apparence d’une construction mentale, a procédé, dès le départ, d’un idéal puissant qui, comme Bonnefoy a pu le dire lui-même, mais à propos d’un autre, assure seul, par sa hauteur, l’émergence d’un style. Et, au vingtième siècle, de qui pouvait-on l’hériter, cette vision personnelle très haute, sinon de Charles Baudelaire, de Gérard de Nerval, d’Arthur Rimbaud, de Stéphane Mallarmé, avant-derniers écrivains, peut-être, dont nous connaissions les poèmes par cœur, non pour les avoir remâchés devant des enseignants, mais pour les avoir lus, seuls, et rejoués, tout seuls, dans nos chambres, comme on fatigue quelques plages de disque compact, par amour, entre angoisse et désir. Comme ces éclaireurs immenses, Bonnefoy a très tôt demandé à la poésie, non pas qu’elle redevienne simplement possible et sacre pour trois ans, dix ans, cinquante ans le patronyme de tel ou tel graphomane, ni qu’elle stupéfie, ni qu’elle enregistre le monde, ni surtout qu’elle se suffise à elle-même, mais qu’elle tente, et qu’elle veuille profondément accomplir, qu’elle accomplisse en fait, échouant de si peu que chaque vers en tremble toujours, la tâche même qui, du vivant de celui qui cherche ses mots, semble la plus importante au monde, et notoirement la plus infaisable.

Comme on prend l’ignominieuse boue de son époque et de sa vie personnelle pour en tirer de l’or. Comme, assoiffé de musique et d’absolu, on s’étrangle à extraire chaque lexème de la gangue des hasards qui l’ont façonné et des usages ineptes qui l’opacifient. Comme on s’efforce d’aller directement, positivement, une fois pour toutes à l’inconnu sur la terre. Ou bien comme on veut, à moitié fou, arracher Eurydice des tourbillons rapides de l’absence, Yves Bonnefoy pour sa part cherche, par les mots, par quelques mots, à réinstaurer notre présence au monde, à une réalité âpre et morose qui est tout ce que nous avons, mais de laquelle nous travaillons chaque jour, scrupuleusement, à nous aliéner. Contre cette aliénation, il faudrait que la vitre, l’arbre, le fruit nous soient rendus dans la plénitude de ce qu’ils ont été pour l’enfant que nous sommes, et deviennent cette vitre, cet arbre, ce fruit singuliers que je revois soudain, que je voudrais toucher maintenant. Que nous habitions l’endroit où nous sommes, cet endroit-ci que nos mauvais langages défigurent à vue d’œil, nous qui vivons, de surcroît, dans nos inavouables rêves. Le poète l’écrit depuis le premier jour, en contradiction avec les acquis de la dominante linguistique, nos expériences irréfutables, immédiates, nos vécus valent plus que les mots pour les dire. Ces vécus précèdent et débordent le langage, et c’est le recours au langage, justement, qui nous en interdit l’accès. Comme Baudelaire, mieux que Nerval, au-delà de Rimbaud et contre Mallarmé, Yves Bonnefoy s’efforce de faire en sorte que des miracles textuels, tout en redonnant aux mots leur frêle consistance et leur beauté fugace, nous fassent être présents à nous-mêmes, à autrui, à la terre.

Cette Présence, je la décris bien mal, mais je l’éprouve sans faute.

Dans toute l’œuvre poétique, au creux de telle articulation savante et sensible, de telle errance en prose, dans la nuée sifflante de tel oxymore, du cœur, en fait, de chaque recueil impeccable, me saisit cette évidence seconde sur laquelle les universitaires, les poètes, les anonymes écriront, en écho les uns des autres, tant d’intelligentes et doctes pages encore. Et encore. Et encore. Et c’est le besoin de cette épiphanie agnostique à portée de lecture qui fait revenir chaque lecteur vers la beauté qu’il sait pouvoir trouver en réserve, par brassées, dans le déploiement maîtrisé des rythmes, dans l’incontestable brio, le dépassement radical des possibilités du vers français, dans la belle économie de moyens, et dans les images fortes, motivées à l’extrême, images insaisissables et virtuoses, somptueusement défaites, résistant à l’épreuve du temps comme aux reproches irrévérencieux que je ferai plus tard à la démarche consciente de l’auteur.

Et ces images, pour ne parler que d’elles, résistent même aux théories abstraites que le poète-critique consigne à longueur de revues, d’entretiens, de volumes, pour approfondir et commenter sa pratique, parce qu’il y trouve son compte sans doute, mais sans que cela, je l’ai remarqué, ne m’apporte aucun supplément de lumière sur ce que sa poésie donne à vivre. Et si, pas plus qu’un autre, je ne puis discourir sur aucun poème d’une manière qui n’aggrave pas l’aliénation qu’il parvient à réduire, mais que l’auteur renforce, à l’instar de ses exégètes, par ses notations critiques annexes, aussi stimulantes, aussi éclairantes soient ces notations concernant le fait d’écrire, et concernant de très grands artistes tiers, si, pour évoquer la Présence, je dois écrire à mon tour de la critique, alors j’aime autant ne rien évoquer.

Puisque, aussi bien, sur le plan de la critique, beaucoup a été dit, et admirablement : concept (lutte contre), surréalisme (attrait pour, rejet de, paradoxal accomplissement de), dialectique (dépassement), finitude (assumer la), négatif (passage par le), théologie négative, image (dangers, nécessité de), énonciation poétique (le JE, le TU de), rêve (récit en, critique du), boiteux (alexandrins), hendécasyllabe, inversions, syntaxe (paix à là), Tours et Toirac, Père (mort du), Mathilde (naissance de). On peut se réjouir du fait que la communauté des exégètes ait, dès le début, en peu de livres, frôlé l’exactitude, voire l’exhaustivité conceptuelles, et rendu de cette façon quelque justice à l’auteur. On peut se demander si ce travail sérieux, scruté par les étudiants anxieux de faire preuve de pertinence dans leurs commentaires, si cette compilation critique, en dissuadant quelques lecteurs de lire en premier les poèmes, n’a pas aidé à la naissance du mythe de l’écrivain difficile – comme les mauvais critiques travaillent à susciter un court instant, par leurs bavardages, la réputation des écrivains vulgaires, la légende des écrivains du terroir, des écrivains féministes, des écrivains engagés, des écrivains immoraux. Mais, au fond, la persistance de ce mythe de la difficulté d’approche – qui touche à peu près tous les poètes du siècle dernier, et bien plus violemment qu’il ne touche l’auteur de l’Arrière Pays – ne m’alarme pas concernant Yves Bonnefoy, dans la mesure où cet autre bruit circule. Un bruit vagabonde en effet, autrement plus nigaud mais dont, par grand bonheur, on ne peut pas évaluer la pertinence sans traverser le feu des textes poétiques eux-mêmes, ce qui fera peut-être que ce feu prenne encore de proche en proche, notamment parmi les jeunes gens, et que des textes changent une vie ou deux – et c’est cela qui compte. Oui, pour ma part je rends grâce à cette rumeur adolescente et que je trouve fondée, selon laquelle Yves Bonnefoy serait, hier comme aujourd’hui, le plus grand écrivain français vivant.Trois livres, pour moi, auront suffi à justifier cela.

Je n’ai pas su, ou pas voulu comprendre Dans le Leurre du seuil, au temps où, presque autant qu’aujourd’hui, j’aurais gagné beaucoup à le questionner vraiment. L’impatience d’écrire à mon tour, l’illusion, et plus que l’illusion le besoin de voir naître un monde nouveau, le fait qu’un mur surmonté de barbelés, longé de miradors, ait été abattu sous mes yeux, le fait quasi-concomittant que soudain, grâce à de la technologie, écrire n’ait jamais semblé si facile (et être lu plus facile encore),et bien entendu l’interminable ébat du zèle écourté, et une forme répandue de paresse spirituelle, tout cela m’avait convaincue d’oublier pour longtemps les poètes du désert antérieur, et, faute plus grave à mon sens, de faire l’économie d’une appréhension complète du très beau volume des Poèmes de Yves Bonnefoy, puisque de toutes façons, la complétude avait cessé d’être de ce monde.

Certes, toutes ces années de méconnaissance, je n’avais pas cessé une seconde d’admirer passionnément la perfection inaugurale, stridente, déployée à pleines pages dans Du mouvement et de l’immobilité de Douve. Dans les moments qui suivaient ou qui précédaient aussi bien, Hier régnant désert avait continué à nommer mon désir revêche et létal de perfection continue, de gloire inégalée, mais aussi d’accompagner l’impuissance sans nom qui en est la seule sanction possible. Enfin, les mots de l’irréductible espérance, entendus dans Pierre écrite, exorcisaient mes angoisses, désenvoûtaient mon orgueil, tout en raffinant indiciblement, mon courage. Thèse, antithèse, synthèse. Se trouver, se perdre, s’accepter. Trois livres, trois moments de l’écriture, mais aussi de la vie, mais aussi de l’amour. Trois livres qui « donnent à vivre », mais qui donnent aussi beaucoup à penser, à vouloir, au même titre qu’Un coup de dés, Les Fleurs du mal, Les Chimères, Illuminations.

Au seuil du nouveau siècle, en s’arrêtant volontairement à ce triptyque idéal, en forclosant la poésie de Yves Bonnefoy dans cette dialectique efficace, en reniant ce qui se joue de neuf et d’immémorial au sein de Dans le Leurre du seuil, en ne lisant pas, de quel secours se prive-t-on ? Dans quels médiocres et fatals dangers plonge-t-on sans horreur ? Et quel passage étroit omet-on d’emprunter, faisant inconsidérément l’économie de quelle obole ? Ces questions-là m’importent, mais elles n’importent qu’à moi, peut-être ; en tout état de cause elles touchent à mon expérience personnelle, qui plus est, à une époque à moitié révolue. Dans les pages qui suivent, j’essaierai plutôt de dire pourquoi, par la grâce de quelle nouvelle épiphanie, il n’est jamais trop tard pour se taire, comme juste avant d’oser le bon passage, et, au seuil d’écrire en vérité, de vouloir écrire plus simplement, avec plus de confiance, plus de sérieux, plus d’exigence encore et de vraie liberté. Pour mon bien je tenterai, écrivant, d’écouter mieux ce passeur considérable tel qu’il se met en scène, s’interpelle et s’exprime, dans le livre qui égale largement, dépasse, recommence et justifie la perfection des trois premiers.


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