Introduction
Dans le désert hyper-rationnel, coruscant et bancal comme un paysage d’Andrea Mantegna, de la poésie auto-mutilée – pouvait-il en être autrement – du vingtième siècle, Yves Bonnefoy a écrit, en connaissance de cause, contre les postulats logiques, esthétiques, métaphysiques et moraux les plus noirs, les plus intimidants, les plus desséchants que des hommes et des circonstances mis ensemble aient construits ces quatre derniers siècles. Dieu était mort, cela finissait par aller de soi. Mais cela n’était encore égal à personne ; et cela n’était pas moins désolant que lorsque, au siècle de William Shakespeare, soudain, la terre si noblement centrale s’était révélée l’obséquieuse lune d’un astre quelconque, et qu’il apparaissait que cet astre lui-même tournicotait, pauvre soleil, satellite du vide, aux confins d’une galaxie parmi d’autres. De la mort de Dieu, passée la surprise, une fois les accents de bravade émoussés, là aussi, il avait fallu encaisser les conséquences. Et voir que, dans ce cas, toute Parole issue de tout Livre, n’avait été bien sûr, comme tout le reste, que Littérature. Et admettre ensuite que la Littérature, avant de voir se tarir jusqu’aux infécondes possibilités de la disharmonie et du non-sens, n’avait puisé, dans ses grands moments, que dans des illusions (collectives) fortes. Corollaire fatal, si les mots n’étaient plus liés aux choses que par des décisions humaines, arbitraires, inconscientes, voire sournoises et désastreuses dans leurs effets, alors, par amour pour la littérature, par égard pour la vérité, et pour la paix sur la terre, dans ces conditions, mieux valait s’abstenir d’écrire. Mieux valait se taire. Mais qui, en quelle introuvable époque béate, a jamais pu se taire ?
Parmi les vrais poètes, et contrairement à ses contemporains exacts, Yves Bonnefoy, dans sa gravité, ne s’est jamais laissé gagner – bien qu’il ait voulu les comprendre – par les fortes rhétoriques de la déréliction, du désespoir auto-référentiel ou sans référent, de l’obscurité consentie par trop de cohérence avec les conclusions de son temps. A la différence de presque tous, il a refusé de s’en tenir à cette vérité qui tue. Mais s’il n’a laissé aucun « amer savoir » déterminer le cœur de sa poétique, il n’a jamais voulu, pour autant, nier ce qui, pour lui comme pour les autres, allait maintenant de soi. Ce clivage est toujours assez rare. Il a isolé Yves Bonnefoy des écrivains du vingtième siècle, comme il le sépare, pour des raisons inverses, des écrivains du siècle numérique, tragiquement plus léger en apparence et très faussement virtuel, qu’est le nôtre. Évidemment, cette forme d’indécision n’a rien de neuf. Elle est à rapprocher des écartèlements internes qui ont généré Virgile, Racine, Shakespeare. Et c’est donc entre exigence et refus, entre l’affirmation de l’Unité d’un sens possible, au rebours de la modernité, d’une part, et, d’autre part, le refus très moderne de s’aveugler soi-même au sujet de cette unité, sachant ce que l’on sait, c’est entre ces deux inconciliables que le créateur de Douve enracine sa quête, faisant, à force d’écrire, que l’indécision devienne dialectique féconde et refonde l’espoir.
Il est clair aujourd’hui, à voir le chemin parcouru, que cette quête, malgré l’apparence d’une construction mentale, a procédé, dès le départ, d’un idéal puissant qui, comme Bonnefoy a pu le dire lui-même, mais à propos d’un autre, assure seul, par sa hauteur, l’émergence d’un style. Et, au vingtième siècle, de qui pouvait-on l’hériter, cette vision personnelle très haute, sinon de Charles Baudelaire, de Gérard de Nerval, d’Arthur Rimbaud, de Stéphane Mallarmé, avant-derniers écrivains, peut-être, dont nous connaissions les poèmes par cœur, non pour les avoir remâchés devant des enseignants, mais pour les avoir lus, seuls, et rejoués, tout seuls, dans nos chambres, comme on fatigue quelques plages de disque compact, par amour, entre angoisse et désir. Comme ces éclaireurs immenses, Bonnefoy a très tôt demandé à la poésie, non pas qu’elle redevienne simplement possible et sacre pour trois ans, dix ans, cinquante ans le patronyme de tel ou tel graphomane, ni qu’elle stupéfie, ni qu’elle enregistre le monde, ni surtout qu’elle se suffise à elle-même, mais qu’elle tente, et qu’elle veuille profondément accomplir, qu’elle accomplisse en fait, échouant de si peu que chaque vers en tremble toujours, la tâche même qui, du vivant de celui qui cherche ses mots, semble la plus importante au monde, et notoirement la plus infaisable.
Comme on prend l’ignominieuse boue de son époque et de sa vie personnelle pour en tirer de l’or. Comme, assoiffé de musique et d’absolu, on s’étrangle à extraire chaque lexème de la gangue des hasards qui l’ont façonné et des usages ineptes qui l’opacifient. Comme on s’efforce d’aller directement, positivement, une fois pour toutes à l’inconnu sur la terre. Ou bien comme on veut, à moitié fou, arracher Eurydice des tourbillons rapides de l’absence, Yves Bonnefoy pour sa part cherche, par les mots, par quelques mots, à réinstaurer notre présence au monde, à une réalité âpre et morose qui est tout ce que nous avons, mais de laquelle nous travaillons chaque jour, scrupuleusement, à nous aliéner. Contre cette aliénation, il faudrait que la vitre, l’arbre, le fruit nous soient rendus dans la plénitude de ce qu’ils ont été pour l’enfant que nous sommes, et deviennent cette vitre, cet arbre, ce fruit singuliers que je revois soudain, que je voudrais toucher maintenant. Que nous habitions l’endroit où nous sommes, cet endroit-ci que nos mauvais langages défigurent à vue d’œil, nous qui vivons, de surcroît, dans nos inavouables rêves. Le poète l’écrit depuis le premier jour, en contradiction avec les acquis de la dominante linguistique, nos expériences irréfutables, immédiates, nos vécus valent plus que les mots pour les dire. Ces vécus précèdent et débordent le langage, et c’est le recours au langage, justement, qui nous en interdit l’accès. Comme Baudelaire, mieux que Nerval, au-delà de Rimbaud et contre Mallarmé, Yves Bonnefoy s’efforce de faire en sorte que des miracles textuels, tout en redonnant aux mots leur frêle consistance et leur beauté fugace, nous fassent être présents à nous-mêmes, à autrui, à la terre.
Cette Présence, je la décris bien mal, mais je l’éprouve sans faute.
Dans toute l’œuvre poétique, au creux de telle articulation savante et sensible, de telle errance en prose, dans la nuée sifflante de tel oxymore, du cœur, en fait, de chaque recueil impeccable, me saisit cette évidence seconde sur laquelle les universitaires, les poètes, les anonymes écriront, en écho les uns des autres, tant d’intelligentes et doctes pages encore. Et encore. Et encore. Et c’est le besoin de cette épiphanie agnostique à portée de lecture qui fait revenir chaque lecteur vers la beauté qu’il sait pouvoir trouver en réserve, par brassées, dans le déploiement maîtrisé des rythmes, dans l’incontestable brio, le dépassement radical des possibilités du vers français, dans la belle économie de moyens, et dans les images fortes, motivées à l’extrême, images insaisissables et virtuoses, somptueusement défaites, résistant à l’épreuve du temps comme aux reproches irrévérencieux que je ferai plus tard à la démarche consciente de l’auteur.
Et ces images, pour ne parler que d’elles, résistent même aux théories abstraites que le poète-critique consigne à longueur de revues, d’entretiens, de volumes, pour approfondir et commenter sa pratique, parce qu’il y trouve son compte sans doute, mais sans que cela, je l’ai remarqué, ne m’apporte aucun supplément de lumière sur ce que sa poésie donne à vivre. Et si, pas plus qu’un autre, je ne puis discourir sur aucun poème d’une manière qui n’aggrave pas l’aliénation qu’il parvient à réduire, mais que l’auteur renforce, à l’instar de ses exégètes, par ses notations critiques annexes, aussi stimulantes, aussi éclairantes soient ces notations concernant le fait d’écrire, et concernant de très grands artistes tiers, si, pour évoquer la Présence, je dois écrire à mon tour de la critique, alors j’aime autant ne rien évoquer.
Puisque, aussi bien, sur le plan de la critique, beaucoup a été dit, et admirablement : concept (lutte contre), surréalisme (attrait pour, rejet de, paradoxal accomplissement de), dialectique (dépassement), finitude (assumer la), négatif (passage par le), théologie négative, image (dangers, nécessité de), énonciation poétique (le JE, le TU de), rêve (récit en, critique du), boiteux (alexandrins), hendécasyllabe, inversions, syntaxe (paix à là), Tours et Toirac, Père (mort du), Mathilde (naissance de). On peut se réjouir du fait que la communauté des exégètes ait, dès le début, en peu de livres, frôlé l’exactitude, voire l’exhaustivité conceptuelles, et rendu de cette façon quelque justice à l’auteur. On peut se demander si ce travail sérieux, scruté par les étudiants anxieux de faire preuve de pertinence dans leurs commentaires, si cette compilation critique, en dissuadant quelques lecteurs de lire en premier les poèmes, n’a pas aidé à la naissance du mythe de l’écrivain difficile – comme les mauvais critiques travaillent à susciter un court instant, par leurs bavardages, la réputation des écrivains vulgaires, la légende des écrivains du terroir, des écrivains féministes, des écrivains engagés, des écrivains immoraux. Mais, au fond, la persistance de ce mythe de la difficulté d’approche – qui touche à peu près tous les poètes du siècle dernier, et bien plus violemment qu’il ne touche l’auteur de l’Arrière Pays – ne m’alarme pas concernant Yves Bonnefoy, dans la mesure où cet autre bruit circule. Un bruit vagabonde en effet, autrement plus nigaud mais dont, par grand bonheur, on ne peut pas évaluer la pertinence sans traverser le feu des textes poétiques eux-mêmes, ce qui fera peut-être que ce feu prenne encore de proche en proche, notamment parmi les jeunes gens, et que des textes changent une vie ou deux – et c’est cela qui compte. Oui, pour ma part je rends grâce à cette rumeur adolescente et que je trouve fondée, selon laquelle Yves Bonnefoy serait, hier comme aujourd’hui, le plus grand écrivain français vivant. Trois livres, pour moi, auront suffi à justifier cela.
Je n’ai pas su, ou pas voulu comprendre Dans le Leurre du seuil, au temps où, presque autant qu’aujourd’hui, j’aurais gagné beaucoup à le questionner vraiment. L’impatience d’écrire à mon tour, l’illusion, et plus que l’illusion le besoin de voir naître un monde nouveau, le fait qu’un mur surmonté de barbelés, longé de miradors, ait été abattu sous mes yeux, le fait quasi-concomittant que soudain, grâce à de la technologie, écrire n’ait jamais semblé si facile (et être lu plus facile encore),et bien entendu l’interminable ébat du zèle écourté, et une forme répandue de paresse spirituelle, tout cela m’avait convaincue d’oublier pour longtemps les poètes du désert antérieur, et, faute plus grave à mon sens, de faire l’économie d’une appréhension complète du très beau volume des Poèmes de Yves Bonnefoy, puisque de toutes façons, la complétude avait cessé d’être de ce monde.
Certes, toutes ces années de méconnaissance, je n’avais pas cessé une seconde d’admirer passionnément la perfection inaugurale, stridente, déployée à pleines pages dans Du mouvement et de l’immobilité de Douve. Dans les moments qui suivaient ou qui précédaient aussi bien, Hier régnant désert avait continué à nommer mon désir revêche et létal de perfection continue, de gloire inégalée, mais aussi d’accompagner l’impuissance sans nom qui en est la seule sanction possible. Enfin, les mots de l’irréductible espérance, entendus dans Pierre écrite, exorcisaient mes angoisses, désenvoûtaient mon orgueil, tout en raffinant indiciblement, mon courage. Thèse, antithèse, synthèse. Se trouver, se perdre, s’accepter. Trois livres, trois moments de l’écriture, mais aussi de la vie, mais aussi de l’amour. Trois livres qui « donnent à vivre », mais qui donnent aussi beaucoup à penser, à vouloir, au même titre qu’Un coup de dés, Les Fleurs du mal, Les Chimères, Illuminations.
Au seuil du nouveau siècle, en s’arrêtant volontairement à ce triptyque idéal, en forclosant la poésie de Yves Bonnefoy dans cette dialectique efficace, en reniant ce qui se joue de neuf et d’immémorial au sein de Dans le Leurre du seuil, en ne lisant pas, de quel secours se prive-t-on ? Dans quels médiocres et fatals dangers plonge-t-on sans horreur ? Et quel passage étroit omet-on d’emprunter, faisant inconsidérément l’économie de quelle obole ? Ces questions-là m’importent, mais elles n’importent qu’à moi, peut-être ; en tout état de cause elles touchent à mon expérience personnelle, qui plus est, à une époque à moitié révolue. Dans les pages qui suivent, j’essaierai plutôt de dire pourquoi, par la grâce de quelle nouvelle épiphanie, il n’est jamais trop tard pour se taire, comme juste avant d’oser le bon passage, et, au seuil d’écrire en vérité, de vouloir écrire plus simplement, avec plus de confiance, plus de sérieux, plus d’exigence encore et de vraie liberté. Pour mon bien je tenterai, écrivant, d’écouter mieux ce passeur considérable tel qu’il se met en scène, s’interpelle et s’exprime, dans le livre qui égale largement, dépasse, recommence et justifie la perfection des trois premiers.