Quelle étrange tourbière, cette matière de Madagascar, aussi merveilleuse que la matière de Bretagne, de Bombay, de Soba, de Buenos Aires ou d’Aracataca. De cette qualité d’histoire sont nés tant de livres puissants – Lancelot de Chrétien de Troyes, Monnè, outrages et défis d’Ahmadou Kourouma, les Enfants de minuit de Salman Rushdie, Cent ans de solitude de García Márquez, l’Ange des ténèbres d’Ernesto Sábato – que pour lire de grands romans sur Madagascar et les Malgaches du monde, il ne nous reste qu’à patienter ou, avec un peu de courage, à œuvrer.
Rien ne manque. Des arbres énormes aux confins de l’imaginaire et qui rognent un ciel bleu électrique. La mousson, les maisons de terre cuite, les villes mélangées à des rizières, les provinces, les canyons et les collines. Avec des enfants qui travaillent, une odeur de manioc brûlé dans les cheveux, de la morve sèche au nez, des pères qui boivent. Rihanna et Glenn Medeiros dans un transistor posé aux pieds du zébu familial. Des fruits mangés verts et des hannetons qui vous restent à vie entre les doigts. Des fleuves de riz blanc, des épanchements de bœuf en sauces, du gras, de la couenne et du piment, des samosas, des nems et des crudités-mayonnaise dans les plats ovales des riches, des antennes paraboles-satellites sur leurs toits, des voitures tout-terrains, des sauf-conduits et puis des personnages. De sacrés bons personnages. Des patriotes ambitieux, rendus mabouls, Dieu sait par quelles démangeaisons, de Ranavalona Ière, fière et sanguinaire, à l’arrogant dictateur superstitieux et charismatique Ravalomanana, en passant par Ratsiraka, l’équilibriste cinglé, tonitruant, humoriste, vieil amiral homicide. Des pantins aussi, de sacrés petits cons, des bouffons sans intérêt, des complots et des martyrs, des colons, des explorateurs, un évadé de Sibérie d’origine polonaise, une reine exilée, des indigènes blafards, serviteurs zélés du néo-colonisateur, des lobbies, des manipulateurs et Jules Ferry dans le rôle du colonialiste persévérant avec du sang sur les mains.
Un peuple impossible à diviser, méprisant les incitations à la guerre civile parce que, jusqu’à l’inconcevable, adorant l’harmonie. Des musiciens de père en fils, des polyphonistes à l’oreille, une guitare dans chaque maison. Des fronts baissés devant Dieu. Des soumissions instinctives aux figures de l’autorité, les yeux fichés sur la vie éternelle ou les doigts plongés dans du cannabis séché. On dit que ce peuple descend des Vazimbas, êtres de petite taille mystérieux, méchants, bénéfiques et solidaires, qui auraient débarqué du fond de l’Austronésie entre le deuxième millénaire avant Jésus-Christ et le septième siècle de notre ère. On dit que l’esprit de ces créatures s’est enraciné si loin dans l’humus des terres intérieures et des côtes qu’il enveloppe l’âme de chaque arrivant et sa descendance jusqu’à la fin des temps, à commencer par les Indonésiens du huitième siècle. Vaincu par la supériorité technique des nouveaux locataires asiatiques, arabes, bantous, ces elfes indescriptibles auraient légué à chacun cette langue, ces coutumes, ces recettes, ces valeurs, ainsi que ces gênes qui nous unissent aujourd’hui encore, et les réfractaires aux mélanges auraient fui les persécutions génocidaires en se retranchant dans les forêts. Contre la loi du plus fort, l’âme vazimba aurait triomphé, confédéré le pays, pour que perdure à jamais ce je ne sais quoi de végétal, de vermeil et de bordélique, d’incorrigiblement amical, d’agréablement informe, entouré de fantômes, perclus de tabous, perdu pour la logique classique, un peuple aimant la paix, acceptant la douleur, artiste par essence, aimant la famille d’un amour fanatique, recherchant l’amitié en soi, étendant ce fanatisme à tout ce qui parle malgache, et qui répond aux belles définitions jungiennes de l’Âme.
Après quoi, ils pouvaient agir à leur guise, les Malgaches esclavagistes au teint clair, les roitelets, les pions gonflés d’orgueil, les comptoirs coloniaux, les groupes industriels. Les aspirants farouches à la nationalité française que les dédains répétés de la Métropole ont poussés au suicide ou transformés en nationalistes éloquents. Les zones franches. Les exploitations minières, les singes savants, les maquisards. Et les intrigues. Passez-moi l’expression : les putains d’intrigues. Les scènes de ouf imaginés par des bêtes de scénaristes. Parmi les politiciens, les menteurs assassins, les innocents massacrés, les résistants fusillés pour l’exemple. Parmi les violations des Droits de l’Homme, les deux petites lignes consensuelles dans les livres d’Histoire et les faits verrouillés dans des archives que des Normaliens français, humanistes, sel de la terre, partagent en secret ; d’autres faits pris sur le vif cybernétique qui dépassent régulièrement les seuils ordinaires de tolérance à l’injustice. Des fratries entières enrôlées de force pour la mise en valeur de la colonie. Des bataillons de soldats envoyés mourir aux guerres européennes. Les survivants, donnant le spectacle de jeunes vieillards brisés, alcooliques et dépolitisés, transmettant leur résignation, leur matérialisme usé à leurs fils. Les trente glorieuses de De Gaulle suçant, pompant, vidant sans vergogne les richesses et les sueurs de Madagascar jusqu’à ce qu’il soit possible, et souhaitable sur le plan économique, de décréter une indépendance pour la forme. Une première vague d’exils sous Tsiranana, l’émigration d’indigènes refusant de vivre loin des Blancs, fiers de la clarté de leur peau, de leurs privilèges et de leurs cheveux lisses, emportant au-delà des mers leurs compétences, leur nationalité française, réduisant leur malgachitude à un parfait bilinguisme, à des réunions de familles chantantes, à des cultes communautaires et à des fêtes gasy, faisant le reste de la semaine des travailleurs exemplaires. Le regroupement familial. Le courage de partir à zéro.
Au pays, une révolution populaire en 1972, des rêves de véritable indépendance avec l’appui de la Russie soviétique, la malgachisation de l’éducation. L’échec. La misère et la passion des arts martiaux. L’installation à demeure de la gabegie. De l’émigration à nouveau pour fuir la cherté de la vie, les pénuries d’essence, les magasins vides. De la corruption, du tourisme sexuel, de la pédophilie. De quoi mourir de malnutrition ou de tristesse. Ratsiraka imitant Sassou Nguesso, orchestrant les trafics de pierres précieuses, et les routes détruites pour saper la concurrence, les monopoles d’importation, le népotisme le plus honteux, les experts et les intermédiaires occultes, la francophonie comptant ses ouailles, postant ses militaires, pilotant ses fonctionnaires, prenant bien garde à ses miches, veillant aux statistiques.
Après l’avènement d’Internet, en pleine mondialisation, un coup d’état populaire, massivement acclamé, des grèves suivies massivement, paralysant le pays, des experts empêchés de gonfler les résultats d’un second tour électoral qui n’aura de ce fait jamais lieu. L’expulsion des agents de l’influence française, le musèlement d’une opposition sans assise populaire, fébrile et qui n’a de cesse qu’elle n’ait trouvé un porte-drapeau vraisemblable. Le soutien de la diaspora au dictateur légitime malgré la désinformation permanente sur RFI, AFP, le Monde et Libération concernant son action, sa popularité sur l’Île ou le cours des élections. Le triomphe du fait religieux, la dévotion d’État, à côté de la moralisation de l’économie, des points de croissance, des félicitations du FMI, la corruption d’État, la dérive autoritaire et la paranoïa criminelle de ce chef aussi harcelé qu’un leader africain au tout début des indépendances. Sept ans après son élection, un deuxième coup d’état fomenté par l’Hexagone, si l’on se permet d’en croire les révélations de Ratsiraka l’incroyable, pour rétablir une influence étrangère qui se réclame de quelques lettres de Louis XIV signées en 1643, puis d’une convention franco-anglaise signée en 1890, puis de deux ou trois massacres. Pistolet chargé sur la tempe des Généraux, foule rémunérée pour une révolution orange, conduite au carnage par un stupide imitateur de Ravalomanana, un bébé-despote sans carrure qui rendra à son rival les pires monnaies de ses pièces autocrates, sans accomplir le dixième de ses réalisations, les détruisant au contraire. Cinq ans de crise pour briser la fierté nationale à coup de balles réelles tirées sur les manifestants et faire passer à l’État malgache le goût de choisir ses partenaires lui-même. Des élections préparées par les acteurs mêmes du coup d’état. Une centaine de stations de radio et de chaînes de télévision fermées, des opposants maintenus en exil ou en prison, Ravalomanana empêché de rentrer au pays, craint comme un magicien par l’ambassadeur de France. De nombreux électeurs empêchés de voter, se plaignant de ce scandale en vain sur leurs blogs, par courriel, au téléphone. L’adoubement à la présidence de l’ancien ministre des finances de la criminelle Haute Autorité de la Transition. Un scrutin déclaré libre, transparent et crédible. Des plaintes pour fraude massive. Une fois les résultats du second tour prononcés, le retour de l’aide et des investissements internationaux, l’assurance pour la France de garder la main-mise sur le pétrole des Îles éparses, sur l’uranium prospecté, sur les marchés qui n’échapperont plus à Total, à Veolia, Bouygues, Bolloré. Des cris dans le désert diplomatique et masse-médiatique. L’indignation du parti des Verts en France, de la presse anglo-saxonne sur Internet, indignation aussi pieuse et vaine que la juste colère de la presse française contre les abus de Big Brother, d’Al Assad ou de Poutine. Ainsi va le monde, qui se réjouit du retour de Madagascar à la constitutionnalité et partage le soulagement des Malgaches réputés pour leur aptitude à la résilience, épuisés, indifférents à l’amertume des expatriés donneurs de leçons.
Et mon enfance. Le souvenir des âges où, née sous Ratsiraka, je ne m’imaginais pas capable de comprendre la langue française, encore moins de l’écrire. Et mes parents, Roméo et Juliette fusionnels, dont les familles sont si proches et si différentes à la fois, l’élite de l’administration coloniale habituée à son quota de lait, de jambon et de miel, mariée au nationalisme ascétique d’une famille d’universitaires et d’austères pasteurs protestants. Et ce choc intime, l’humiliation du premier jour d’école en terre françafriquienne, inhospitalière, la langue française apprise en trois mois pour surmonter des complexes d’infériorité, et l’écriture pour espérer trouver un jour la moitié d’une raison d’aimer vivre, de fermer la blessure narcissique de l’enfant grandie sans routines, sans références, sans conversation et sans la moindre conscience ni estime de son individualité, mal préparée de ce fait à rencontrer sans souffrir les impétueux aliens, les petits esprits capables de se suffire à eux-mêmes, petits cœurs jardinés avec assiduité par des parents rieurs, consommateurs aux besoins élémentaires, secondaires et tertiaires satisfaits, les arrogants, les irrésistibles et conformistes petites et petits Vazaha.
Et cette Histoire qui n’en finit pas de s’écrire à deux mains. Par des Anglais spirituellement nourriciers, libéraux séducteurs et fouteurs de boxon dans le mince empire français, Anglo-saxons bien-aimés des Malgaches protestants, alliés viscéraux des Merina, n’ayant que la logique de marché et un sinistre brevetage de la faune et de la flore en tête, attendant leur heure, l’air de rien, ayant encouragé pour cela l’éducation supérieure des indigènes comme ils le firent en Inde, ayant peut-être fait de l’Inde la puissance qu’elle est aujourd’hui. Ayant encouragé dans les années 1800 la construction des écoles, l’abolition de l’esclavage, l’écriture de la langue malgache, la formation d’une élite réelle, techniquement au point. Histoire écrite en parallèle par des Français occultant l’épisode anglais et ses apports, diabolisant le libre-échange, voulant ignorer jusqu’au ridicule la profonde nostalgie que la Grande-Bretagne a laissée dans l’inconscient collectif tananarivien lorsque Cecil, marquis de Salisbury, a lâché Madagascar pour Zanzibar. Des Français toujours en retard de quelques points de puissance, avides de matières premières gratuites et de grandeur francophone à peu de frais, et choisissant, dans leur visée de domination rapide, d’appuyer les intérêts des Betsimisaraka, des Sakalava, des Betsileo, au prétexte que ces derniers ne possèdent pas la perversité mentale des Merinas, faisant le choix de l’analphabétisme relatif, des manipulations de l’opinion aux limites des pratiques belges au Rwanda, tant il est doux de se sentir de naissance au-dessus d’une population de nègres orientaux, pour reprendre l’expression de François Léry.
Comme si, arrivés en France, les Malgaches ne s’étaient pas montrés, depuis toujours, particulièrement brillants. Avec des nuances pittoresques dans les degrés d’assimilation, ils ont vite fait d’offrir à l’ancienne Métropole une main d’œuvre parfois très qualifiée, parfois terriblement créative, toujours méritante. Certains, après avoir développé des complexes ataviques de supériorité à Mada’, noblesse andriana oblige, découvrent à Paris la condition d’aide-soignants sur-exploités, de brancardiers au SMIC ou de livreurs clandestins pour Chronopost. Privés de domestiques, ils luttent en appartement contre le temps, la poussière et le désordre qu’une caste inférieure combattait jusque-là au pays pour leur compte. Ils observent le stress assumé par leurs collègues occidentaux et, selon l’expression sacrée, s’adaptent avant de disparaître avec talent dans la citoyenneté française, les centres d’intérêts des Français, la politique à deux pôles, le sport, les actualités internationales, le Rap, le Rock et la Techno, et le Ragga Dancehall, et les vacances à quatre chiffres d’euros, et les régimes amaigrissants, et l’esprit critique en roue libre, et l’anti-impérialisme américain, et le rejet du cinéma français, et le racisme, et l’anti-racisme, et toutes les bizarreries typiquement françaises. Certains se méfient, ignorent et méprisent les Gasy croisés par hasard dans les endroits publics comme si l’Occident n’était plus assez grand pour absorber davantage d’Acculturés de l’ancienne Grande Île de France. Comme si une régression par contamination jusqu’aux marécages de la brousse népotique était possible. D’autres, comme suite à leurs lectures, à leurs études, à leurs rencontres ou par héritage nourrissent d’incorrigibles, de pénibles sentiments anti-français mais excluent de vivre ailleurs qu’en France, comme Gallieni avait exclu de prospérer autrement que par l’exploitation de Madagascar et la répression des indépendantistes malgaches, mais aussi parce que l’emportent les liens d’amitié, la belle aventure des couples mixtes, l’obsession de la tolérance et de l’équité rencontrée chez tant de Français, les rets de la littérature, les consolations de Césaire, de Céline, de Diderot, de Gide, Sartre et Weil, et de Breton, et les beautés de la langue de Rabelais ou de Racine, et parce qu’un pacifisme atavique a toujours protégé les membres de la Diaspora cultivée contre tout commencement de manichéisme intégriste. La galerie de portraits est infinie. Sans lien de causalité, avec le temps, de jeunes adultes multiculturels aux patronymes à rallonge se terminant par y ou par a, ne parlant pas un mot de malgache, écrivent l’anglais sur les réseaux sociaux, téléchargent des séries télévisées en anglais sans sous-titres, lancent des projets d’envergure, encadrent des équipes impressionnantes, font toutes leurs preuves avant de vouloir vivre à Londres, à New-York, à Hong-Kong ou à Montréal. Leurs ancêtres avaient quitté les archipels indonésiens, leurs parents avaient quitté Madagascar, ils quitteront la France, ils sont déjà partis, à l’instar de D’Gary, de Nogabe Randriaharimalala, de Theo Rakotovao, de Njava, ils s’ouvrent à un avenir imprévisible, ailleurs, en Chine, en Amérique Latine, que sais-je, là où des bras se tendent pour accueillir leurs compétences et bénéficier de leur amour du risque et, à force de développement personnel importé des USA, de l’estime qu’ils ont acquis d’eux-mêmes.
A Madagascar en revanche, du moins pour quelque temps encore, on achoppera sur lui. Sur cet excès d’âme. Sur ce trésor de peurs ancestrales, de trop hautes idées de soi privées de l’auto-acceptation qui protège l’ego des blessures. Il est toujours aussi sage à Madagascar de taire la vérité lorsqu’elle doit provoquer conflits, ruptures et mises au point. On évitera de s’affirmer contre la famille, les autorités, la hiérarchie. Il est toujours possible et souhaitable de fléchir un partenaire au mépris du Droit, en lui parlant comme à un frère, comme il est permis de forcer la main de ce frère, de ce cousin rétif, de cette belle-fille de quarante ans au nom des liens du sang, des services rendus ou du droit d’aînesse. Sur cette île, la franchise blesse. La discipline assèche. La systémacité rebute. La clarté tue. Le mot ponctualité n’a pas sa traduction. Mora mora : pour emprunter l’adage des Africains du continent, l’Europe possède les montres, les Malgaches ont le temps. L’opinion des autres est d’or, la réputation est parole d’évangile. Albert Memmi fait remonter cet état d’esprit à l’époque coloniale où les adultes conditionnaient les enfants à avancer dans l’existence aussi loin que permis par le colon, aussi loin que les voisins avaient le droit d’aller, mais à ne jamais oser davantage, à ne jamais trop réclamer l’équité, la justice ou l’exactitude, la menace de représailles aussi cruelles qu’imprévisibles étant réelle. L’envie n’en était que plus poignante d’en imposer aux mêmes voisins malgré tout, par la recherche de la distinction à peu de frais, par la complexe scientificité des discours ou, simplement, par l’usage de la langue française. Pour peu qu’il y ait des Vazah pour arbitrer les mérites et entretenir l’émulation, le destin du colonisé devenait alors l’équivalent d’un parcours scolaire sans fin, une compétition avec ses compatriotes. Mais dès que le Blanc avait tourné le dos, qu’il se désintéressait du groupe dominé, ou dès la fin de la journée de travail, le colonisé abandonnait avec un soupir d’aise la discipline, la motivation qui le caractérisaient jusqu’alors. D’exécutant hors pair, il se laissait aller au désordre, à l’alcoolisme, à la paresse et à la seule chose qui existait vraiment pour lui : au lien sacré, nutritif et protecteur qui l’attachait à sa famille, à sa communauté. Il ne pouvait s’aimer lui-même en dehors de l’approbation du Blanc. D’aucuns disent que la décolonisation effective justement exige de renoncer à tout cet ensemble de mentalité floue, chaleureuse, ondulante. Or plus de quarante ans après les indépendances, les mêmes attaches affectives en dépit des droits individuels, le même sentiment de devoir noyer son droit à l’auto-détermination dans le bain vaporeux de la même immense famille, les mêmes heures de palabres, y compris sur Internet, et le même contrôle social par la réputation, semblent suffire aux Malgaches pour se sentir vivre. Et de tenir ainsi à distance une réalité occidentale admirée en surface, mais finalement dédaignée, trop aseptisée. Dans cette réalité efficiente les chiffres ont le dernier mot, rien dans le quotidien n’est laissé au hasard, à l’improvisation, à l’inspiration du moment ; on n’y récolte rébarbativement que ce que l’on a semé. Dans ce monde fonctionnel les Blancs mangeurs de cœur humain se démènent jour et nuit sans solidarité ni but, obéissant à l’obligation existentialiste de faire et en faisant se faire et n’être rien que ce qu’on fait, un peu comme des domestiques, des mpiasa ou des andevo.
Selon quelques partisans, à côté de ses erreurs et de ses crimes, Ravalomanana aurait tenté la décolonisation psychologique de Madagascar en incitant son peuple à s’aimer lui-même, à travailler dur, d’abord pour lui-même, sans faux-semblants, à produire lui-même ses produits de consommation, en tenant les yeux fixés sur des objectifs ultra-libéraux qu’il a accepté de viser, en refusant au niveau individuel les traditionnelles et innombrables entorses au Droit Commercial. La Haute Autorité de la Transition aurait travaillé, entre 2009 et 2014 à briser tout cela. Des incompétents notoires ont pris la place, à tous les échelons de l’administration, de fonctionnaires qui avaient fait leurs preuves. Sous Rajoelina, la corruption, l’inconséquence et la pire insécurité ont repris leurs droits, ainsi qu’un sentiment national d’indignité et d’impuissance. Cette entreprise de démolition aura été soutenue jusqu’au bout par l’administration de Sarkozy qui, en supprimant la cellule africaine de l’Élysée, puis en accueillant fastueusement le petit putschiste, a mené une gestion décomplexée de la Françafrique. François Hollande et Laurent Fabius se sont empressés, eux, de désavouer le prince des mafiosi malgaches et d’afficher une distance appréciable avec l’Île rouge. Mais l’élection de Rajaonarimampianina coïncide avec l’invitation ou le retour de de Guéant, de Mitterrand (Jean-Christophe), de Scarbonchi. Est-ce la renaissance de ces réseaux et de ces pratiques occultes initiés par De Gaulle, destinées en premier lieu à empêcher la démocratie réelle de faire dériver les anciennes colonies hors du pré-carré africain de la France ? Espérons que non. Espérons surtout que le peuple malgache n’en vivra pas moins content, selon sa conception à lui du bonheur.
Si Albert Memmi se trompe, si les spécialistes du fait colonial et de la Françafrique ont tort en ce qui concerne Madagascar, alors il faut que ça soit de l’or. Ce que les Gasy de l’Île ont l’air de préférer à ce que les étrangers souhaitent pour eux, il faut que ça soit quelque chose d’irremplaçable. Je donne ici ma version actuelle de l’Histoire de ce pays magnifique. Mais le monde étant la jungle immorale qu’il a toujours été, il n’y a jamais lieu de juger les cultures, même paternalistes, même dominantes, même en danger, il n’y a pas lieu d’être normatif. Ce qui mérite d’être saisi, accepté, décrit, sublimé, c’est ce qui est, c’est ce qui se produit dans nos vies. Être malgache, en-dehors des arrière-pensées (géo)politiques, j’aimerais que l’on arrive maintenant à dire ce que cela veut dire, en particulier pour une personne de ma génération, de la façon la plus féconde possible : par des fictions de qualité. Entre les robots technolâtres annoncés par Georges Bernanos, les caricatures de POV, de Ramafa ou de Ranarivelo et le sourire impénétrable du Malagasy inapproché jusqu’à présent par aucun écrivain francophone au monde – hormis par le surdoué Jean-Joseph Rabearivelo – il y a de quoi enrichir la littérature mondiale. Quel défi stimulant et, en cas de réussite, quelle combustion de beautés certaines attendent le lecteur, immédiatement grisantes, consolantes, sans notes de bas de page, sans recours au curriculum vitae de l’écrivant pour palier l’ennui produit par des textes qui puent la Coopération et les Affaires Étrangères. Une beauté directe, aussi impertinente qu’une observation de Proust, littérature née d’une lutte singulière, dans les règles de l’art, contre la bien-pensance, les concepts et les clichés. Beaucoup de travail en perspective, beaucoup de plaisir pour que fleurissent ces vérités romanesques qui donneraient illico sur de l’invisible en avant, oh, mère.
Je dédie cette note à mon père.