Portail de garage affichant un autocollant de Batman

Sur la trilogie Batman de Christopher Nolan

Until their spirit breaks completely

Pour Lizah Ranaivoarivony

Avertissement : ce billet dévoile des éléments clés des intrigues des films suivants : Doodlebug (1997), Following (1998), Memento (2000), Insomnia (2002), The Prestige (2006), Batman Begins (2005), Inception (2010), The Dark Knight (2008), The Dark Knight Rises (2012),  Batman (1989), Edward Scissorhands (Edouard aux mains d’argent – 1991), Batman Returns (Batman le défi –1991), Flatliners (L’Expérience interdite – 1990), Falling down ( Chute libre – 1993), A time to Kill (Le droit de tuer ? – 1996), Batman and Robin (1997)

 Il a fallu dix ans à la Warner Brothers pour produire une version cinématographique de Batman qui soit, pour Michael Uslan, fidèle à l’esprit de Bob Kane et de Bill Fingers. C’est le choix d’un jeune réalisateur orné du triomphe aussi récent qu’inattendu de Pee-Wee Big Adventure, réalisateur dont la minceur de la filmographie pouvait annoncer une souplesse, une docilité dont seul un Joël Schumacher, six ans plus tard, se montrerait capable, c’est bien le choix de Tim Burton qui a permis la naissance de ce Batman sombre, grave, plus achevé encore que ne l’avait souhaité l’associé de Benjamin Melniker. Ce qui peut n’avoir pas été pressenti à l’époque, c’était la qualité d’auteur du cinéaste, c’est-à-dire l’acharnement qu’il mettrait à dire au cœur des spectateurs autre chose que la suite déguisée des aventures de Superman puisque tel était son sentiment sur le scénario qu’on avait demandé à Tom Mankiewic de lui remettre.

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Tim Burton a voulu que Michael Keaton, après avoir montré sa truculence, son exaltation, sa présence forcenée dans Clean and Sober, puis démontré les possibilités littéralement démentes de son jeu d’acteur dans Beetlejuice, campe un Bruce Wayne incapable de gaieté, dépourvu de conversation, à première vue insipide, à seconde vue torturé par l’impossibilité de faire le deuil de ses parents assassinés par Jack Napier. Son char d’assaut, la noire Batmobile anti-balles, évoque ses parades contre toute intrusion dans son existence, à commencer par celle de la gentille et fragile Vicky Vale, incarnée par une Kim Basinger symbolisant la vie, convoitée par tous les agents de l’action. On l’a beaucoup dit, c’est le Joker de Jack Nicholson qui, par conséquent, donne son rythme, ses couleurs, son énergie au premier Batman de Tim Burton. Et si le brasillant Homme-Qui-Rit remplit convenablement sa fonction d’antagoniste par ses actes criminels, ses néfastes complots, sa folie meurtrière, ce n’est pas sans nous éblouir par la vitalité de son humour saumâtre, donnant ses thèmes (sauf pour la balade The Arms of Orion) à tout un album de Prince. Le Joker apporte ainsi mouvement, art et couleurs à Gotham, cité ombrageuse et ténébreuse comme l’est Batman lui-même, dans un effet de contraste voulu.

Batman 1989

Dans Batman Returns, pour la réalisation duquel Burton obtient davantage de liberté, l’esprit du film est intégralement immergé dans la conscience de l’antagoniste. L’histoire commence peu avant Noël, et le spectateur ne verra jamais le jour se lever. La musique macabre et féérique de Danny Elfman nous introduit dès le générique dans la biographie d’Oswald Cobbelpot. On assiste à sa naissance, à l’abandon par ses parents, puis à son retour à la surface de Gotham et à sa mise à mort après une insertion ratée parmi les humains. Le pingouin meurt assassiné par Batman pour avoir programmé cette insertion sous la forme d’un terrorisme scabreux et d’un massacre d’innocents. Mais les signes bibliques sous lesquels est placé ce désastre nous amènent à nous souvenir que Yahvé lui-même avait perpétré ou programmé des massacres similaires. Faut-il rappeler ces signes : Oswald exposé peu après sa naissance, tel Moïse, dans un panier en osier jeté dans un canal ; le fait qu’il exécute son plan à l’âge de trente-trois ans ; le fait que ce plan consiste à tuer tous les fils aînés de Gotham… Outre ces symboles aussi évidents que révélateurs du relativisme auquel nous convie Tim Burton, la mort du pingouin aura des accents douloureux, grandioses et pathétiques, tout comme les adieux de l’ambiguë Catwoman, figure féminine obligée qui permet à Tim Burton de faire l’économie d’une potiche. Et Michelle Pfeiffer peut ainsi déployer son érotisme morbide, animal et dominateur, tout en mélancolie cependant, car sa félinité la condamne à une crâne et saturnienne solitude.

Cette figure du paria déflagrée en kaléidoscope dans son diptyque, Tim Burton l’aura représentée entière, juste avant Batman Returns, dans le beau film Edward Scissorhands (Édouard aux mains d’argent) en créant l’équivalent angélique d’Oswald, l’innocent Édouard aux doigts tranchants, Prince Mychkine des banlieues pavillonnaires, « incomplete and all alone. » Au-delà des conventions, au-delà de la nuit perpétuelle, des arbres nus, des teints pâles et des yeux cerclés de noir, des acteurs récurrents, des scènes de décapitation ou de cannibalisme pâtissier, au-delà de la tentation maniériste de plagier le génie d’Edgar Poe ou de mimer l’acteur Vincent Price, tentations assumées avec humour dès son premier court métrage Vincent, le meilleur de Burton est dans l’expression des impossibilités poignantes imposées par le monde réel. Elle est dans la mise en récit des rebellions sans issue que ces lois inflexibles suscitent. L’insoumission de l’ange à qui l’on exige qu’il accepte l’imperfection du monde, qu’il aime son hostilité stupide, sa stupidité hostile, qu’il tolère son intolérance, le mouvement de fuite en direction de l’ailleurs, de l’autrefois, de l’au-delà, voilà ce qui semble porter chaque séquence du Tim Burton authentique.

Edward Scissorhands

Le Bruce Wayne campé par Michael Keaton semble lui-même partager, sinon cette haine, du moins cette inaptitude à nos fêtes de noël, nos barbecues, nos discours aussi convenus que mensongers, à nos bonheurs qui excluent, mais aussi à la mort que nous acceptons comme faisant partie de l’existence, sans chercher à la vaincre, la banalisant par nos rites de mise à distance. Dans Batman Returns, Wayne est cloîtré dans son manoir, abandonné de Vicky Vale, dramatiquement sombre, attendant le signal blafard du Batsignal pour se mettre debout tel un pantin. Et si cet être aussi névrosé que les « Villains » qu’il pourchasse, est sourd aux protestations de la saine Vicky (« This is not supposed to be a perfect world. ») c’est parce qu’il s’est donné pour idée fixe d’éradiquer le crime de la ville de Gotham pour venger, non : pour effacer le meurtre de ses parents. Or il affronte des adversaires aussi complexes que dévastateurs, génialement hypnotiques, en proie à des souffrances, des rancunes, des revendications d’une violence et d’un sadisme tels que, si Batman Returns a remporté plus de deux cents soixante-six millions de dollars en dix ans, outre que cela ne fait que la moitié des bénéfices engrangés par le premier volet, les lettres de protestations de parents choqués auront déterminé la Warner Brothers à retirer la réalisation du troisième volet à Tim Burton.

Batman Returns

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Joël Schumacher n’a pas craint, trois ans plus tard, de ramener Batman et ses ennemis dans la confiserie colorée, roublarde et manichéenne des cartoons. Pur exécutant alors au sommet de son art, remplissant à la lettre les cahiers des charges qui lui sont confiés, des plus solides aux plus équivoques, Joël Schumacher a rendu Batman aux enfants, revenant à l’esprit de Leslie H. Martinson qui réalisa le premier Batman au cinéma en 1966 et provoqua la première Batmania. Mais si Batman Forever a pu, grâce notamment au jeu autoréférentiel de Jim Carrey, séduire les adolescents et contenter les inconditionnels de la Chauve-Souris, Batman et Robin a, deux ans plus tard, comme par inadvertance, signé le glas de Schumacher.

Dans ses films les plus aboutis, l’ancien costumier aime à nous dire que le Mal est en nous. Il nous est toujours possible de nous racheter, de sauver l’homme de bonne volonté que nous avons enfoui sous nos mauvaises actions. Il révèle ainsi le pouvoir instantané de la repentance et du pardon dans Flatliners (L’Expérience interdite). Il donne libre cours aux récriminations fascisantes du néolibéral moyen dans Falling Down (Chute libre), lui offrant de réaliser ses plus extrêmes fantasmes (malmener la racaille coréenne mal intégrée, buter la racaille latinos, fumer la racaille cinglée, secouer les incapables, soigner verbalement les assistés, humilier les fainéants, et ainsi de suite), puis il opère la rédemption du forcené dans un suicide généreux, après quoi le réalisateur « éclectique » se vantera, dans les interviews, de ne vouloir ni condamner ni absoudre son tueur. Dans A Time to kill (Le Droit de tuer ?), le réalisateur de Phone Booth (Phone Game) prône l’autodéfense contre la justice et le communautarisme viscéral contre les articles de loi. L’État ni le Droit ne doivent intervenir dans nos destins : le Bien et le Mal sont une affaire individuelle.

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Falling Down

Le Mal est un mouvement d’humeur certes meurtrier, une posture de mauvais garçon parfois dévastatrice, mais la remontrance et la contrition arrangent tout. Est-ce dû à l’absence de Lee Batchler et de Janet Scott-Batchler, le couple qui a co-écrit vaille que vaille le scénario de Batman Forever avec Akiva Goldsman ? Est-ce parce que Goldsman, le scénariste de A Time to Kill, mercenaire avéré, s’est trouvé seul sous les ordres de Joël Schumacher pour bricoler le scénario de Batman et Robin ? Toujours est-il que dans cette suite hasardeuse, Georges Clooney, déguisé en super-héros, obtient le repentir de Mister Freeze campé par l’inqualifiable Arnold Schwarzeneger, provoquant ainsi les rires de ceux qui, parmi les spectateurs, n’avaient pas jugé bon de quitter prématurément la salle.

Nolan-Schumacher

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Huit ans plus tard, Christopher Nolan profite du renouveau apporté par les réinitialisations de la légende de Batman opérées par l’album Year One de Frank Miller et David Mazzucchelli d’une part et la série Batman, Knightfall de Doug Moench, Chuck Dixon et Jim Aparo d’autre part. Hormis cette nouveauté de contenu, Nolan marche en apparence sur les pas de Joël Schumacher pour nous réjouir sans ambiguïté de la destruction des méchants. Pas moins manichéens, à peine moins colorés, aussi ouvertement moralisateurs que les deux tentatives de Schumacher, Batman Begins, The Dark Knight et The Dark Knight Rises délivrent des répliques qui, isolées du grand spectacle dont elles procèdent, pourraient exposer la trilogie au cynisme cultivé des civilisations millénaires.

Dans Batman Begins, Ra’s al Ghul, exterminateur de Gotham signale : « I warned you about compassion, Bruce. »

Dans The Dark Knight, Batman, héros, triomphe : « This city just showed you that it’s full of people ready to believe in good. »

Dans The Dark Knight Rises, Bane, monstre racé, philosophe : « Peace has cost you your strength! Victory has defeated you ! « 

Nolan tourne le dos au relativisme moral et à l’ironie sophistiquée dont Tim Burton avait paré ses deux films et de ce moralisme convenu découle une esthétique convenue mais d’une autorité magistrale. La vie est bonne. Le monde est digne d’attention sans esthétisation extrême, sans effet stéréoscopique. L’homme est important. Les croisements entre l’espèce humaine et les animaux n’existent pas encore. Les vertèbres déplacées se remettent d’un coup de poing, les dos brisés se rétablissent par la suspension du blessé par les bras, mais nul ne revient d’entre les morts. Le monde tel que nous le connaissons, à peine mythifié, peut suffire à éclairer nos visages avides d’éblouissements.

Burton voulait exprimer sa nature profonde. Schumacher voulait gâter les enfants, rassurer les mères, rendre hommage à l’anatomie de Batman. Nolan, lui, semble avoir voulu exorciser certains cauchemars. Des cauchemars qui nous mettent, vous et moi, en scène face à des aspirants à la damnation sans retour. Continuellement, Bruce Wayne affronte des personnages inaccessibles à la rédemption, incapables de pardonner, impossibles à raisonner, encore moins à comprendre. Ainsi des ennemis réels, intraitables, mortels corps étrangers sont lancés contre Gotham, et Batman parvient à les arrêter parce qu’il est le Batman, et qu’il fait preuve d’héroïsme, d’abnégation, de courage, puisant dans des valeurs absolument positives, posant, à rebours du sardonique Tim Burton, l’existence d’un Bien souverain. Affirmant, à la différence de l’optimiste Schumacher, que le Bien, cerné par un Mal en maraude, est chaque jour menacé d’être à jamais balayé de la croûte terrestre.

Nous serons tous, un jour ou l’autre, injustement, irréparablement, frappés dans notre âme, mutilés dans notre chair. Nous pouvons nous mettre à l’abri. Nous pouvons prévoir le pire, lester nos gestes de savantes précautions, nous pouvons par avance accepter l’insoutenable afin d’en affaiblir le choc. Nous aurons beau nous détacher par avance de ce qui pourrait nous être enlevé. Nous connaîtrons un jour ou l’autre la disparition de ce qui nous aide à vivre aujourd’hui. Nous perdrons des alliés. Nous enterrerons un enfant, notre enfant ou celui d’un autre, celui d’un bon voisin. Nous verrons mourir un pays. Au faîte de la sagesse, nous connaîtrons peut-être la ruine sous la seule forme que nos cruelles épreuves passées ne nous avaient pas préparés à surmonter. Et le déploiement dans nos veines du poison de la souffrance, réclamant, cette fois, une vindicte sans merci, nous faisant croire qu’il n’y a que la diffusion de ce poison en-dehors de nous pour adoucir le mal, la circulation du poison en nous, nous la contemplerons, pétrifiés, au bord de prendre une décision.

Les ennemis de Batman souffrent au-delà de nos peines. Jack Napier, avant de devenir le Joker de Tim Burton, avait un code de l’honneur : on ne faisait pas tuer un collaborateur pour une histoire de femmes. Il avait un visage qui plaisait à sa maîtresse. Il ne s’était pas attendu à voir ce visage lui être retiré, et le socle de son humanité se dérober sous ses pieds. Oswald Cobbald n’a jamais reçu de visage. Il n’a jamais connu d’amour que celui, inarticulé, des pingouins de Gotham. Il fut abandonné de ses parents en raison de sa difformité et dut apprendre à donner un sens à sa différence. Sélina Kyle n’a pas demandé à découvrir l’horreur, ni aussi, certes, l’acide libération que procure le fait d’avoir été mise à mort. Chez Burton, on l’a vu, le Mal a pour origine une douleur intenable provoquant l’adieu de l’être meurtri à l’humanité. Il en est de même chez Joël Schumacher, si l’on en croit les ricanements compulsifs de ses Méchants, en particulier celui, jubilatoire, idiot, qui suit ou précède l’éloquente réplique de M. Freeze :  » If I would suffer, humanity will suffer with me. « 

Il en est de même chez Christopher Nolan.

Ra’s al Ghul aimait son épouse. Le guerrier philosophe interprété par Liam Neeson avait abandonné sa bien-aimée aux mains du père de celle-ci, croyant ainsi la sauver, avant d’apprendre, plus tard, qu’elle avait été jetée à sa place, portant son enfant, au fond de la prison à ciel ouvert dont elle ne s’échapperait jamais. Rachel, la femme que le procureur Harvey Dent (interprété par Aaron Eckhart) aimait est morte au moment de lui donner sa main. Selon le Procureur, elle n’a pu être tuée que parce que le commissaire Jim Gordon, joué finement par Gary Oldman, était trop pusillanime pour éradiquer la corruption dans ses services. Le Joker habité par l’inexplicable Heathcliff Hedger affirme, lui, avoir subi l’un ou quelques-uns des pires traitements que l’on puisse connaître.  Il délivre des récits tellement accablants et si diversifiés sur l’origine de ses « amusantes cicatrices » qu’il est souhaitable qu’un traumatisme indicible lui ait fait perdre la mémoire, comme à Leonard Shelby dans Memento. « It’s a funny world we live in », mâchonne-il, manifestant un détachement presque surnaturel, une forme de déshumanisation typique de certains rescapés de l’enfer : ce qui ne vous tue pas vous rend plus étrange. Le père de Talia est mort avant que celle-ci (Marion Cotillard dans le film) ait eu le temps de lui pardonner d’avoir excommunié son compagnon Bane. Bane a souffert horriblement dans son corps, et ne peut vivre sans le masque antidouleur qui le défigure. Le père de la femme qu’il aimait l’excommunia par dégoût de son apparence. Il est toujours question, pour les Villains de Nolan comme pour ceux de Burton et de Schumacher, de mettre un terme, par un mouvement compensatoire, à une douleur aussi injuste que lancinante.

Si Bruce Wayne est seul, dans cette collection d’âmes et de corps broyés, à faire le choix de surmonter son terrible chagrin, c’est par le fait du hasard. Car, tout comme Ra’s al Ghul, comme Talia, comme le Joker, ou Double-Face, le futur justicier aurait voulu échapper à sa tristesse et surtout empêcher, croyait-il, son aggravation en supprimant le meurtrier Joe Chill en passe d’être mis en liberté conditionnelle. « Justice is balance », ne cesse de dire Ra’s al Ghul dans Batman Begins, cité par sa fille Talia-Miranda dans The Dark Knight Rises. Bruce Wayne regrettera de n’avoir pu rétablir la balance, vie pour vie, œil pour œil, jusqu’à ce que Rachel (la douce et résolue Katie Holmes), le gifle deux fois au nom de son père. Et l’esprit de Thomas Wayne soufflera tout au long de Batman Begins, trouvant Bruce Wayne accablé face à ce convive en smoking qui déplore à voix haute, sur un malentendu qui, pourtant, va lui sauver la vie, que la conduite de Bruce soit indigne de son ascendance. Dans la même soirée, Ra’s al Ghul commettra l’imprudence de révéler au milliardaire les efforts victorieux de Thomas Wayne pour sauver Gotham des agressions financières perpétrées par la Ligue des Ombres dans les années trente. L’exterminateur répète ainsi, sans le vouloir, le geste du Sergent Gordon mettant le manteau de défunt Thomas Wayne sur les épaules du petit Bruce. Porté par ces instants fondateurs, Bruce Wayne devient un héros, c’est-à-dire un personnage qui, pour rester humain, cesse de vivre pour lui-même. « L’acte méchant, écrit Simone Weil dans La Pesanteur et la Grâce, est un transfert sur autrui de la dégradation qu’on porte en soi. C’est pourquoi on y incline comme vers une délivrance. » Et quelques lignes plus bas, ce trait de génie : « La patience, consiste à ne pas transformer la souffrance en crime. » Le Joker de Nolan le sait : d’abord, il n’aura manqué que trois secondes à Bruce Wayne pour tuer Joe Chill avant qu’une femme ne surgisse de nulle part et ne lui vole sa vengeance. Ensuite, il n’est pas de patience sans limite. « All it takes is a little push. »

The Dark Knight

C’est pourquoi l’âme de Batman devient la cible véritable des « Villains » de Christopher Nolan. Chez Tim Burton, comme pour la plupart des héros de Comics, Batman fait obstacle aux desseins du Joker, du Pingouin, de Catwoman. Chez Christopher Nolan, seule la pègre voit en lui un homme à abattre ; il a même fallu pour cela que le Joker le leur prouve. Un Joker qui, lui, ne veut ni l’argent de la mafia, ni la mort de Batman, ni rien de ce que l’on imagine car il est difficile d’admettre, de nos jours, que certains hommes ne veuillent rien d’autre que la dissolution de l’esprit humain. Il met en œuvre un complot à tiroirs dont les étapes se veulent édifiantes et dont le but est aussi simple que difficile à atteindre : que Batman renonce à lutter pour le Bien et, surtout, à indissocier le Bien de la vie humaine. Certainement le Joker est semblable en cela à Ra’s al Ghul, à ce mentor duquel Bruce Wayne devient l’ennemi juré dès l’instant où il se refuse à tuer un voleur pour parfaire son initiation de justicier des ombres. Dans Batman Begins, un long dialogue a lieu dans le manoir des Wayne, où Ra’s, plutôt que d’abattre Bruce sans sommation, s’efforce de le convaincre du bien-fondé de son entreprise. Mais si, n’obtenant que l’entêtement de l’héritier de Thomas Wayne, Ra’s al Ghul exécute Bruce (ou croit l’avoir fait) avant de mettre son plan à exécution, il est hors de question pour le Joker de permettre que Batman meure et n’assiste pas à la destruction de la ville. Il faut, plutôt, lui donner l’impulsion nécessaire pour commettre l’irréparable et voir les hommes à la façon de son ennemi : « See, their morals, their code : it’s a bad joke… When the chips are down, these, uh… these civilized people, they’ll eat each other. »

Chez Nolan, Bane est aussi colossal et violent que le Bane de Joël Schumacher. Il agit sous les ordres, lui aussi, d’une frêle, machiavélique, et insoupçonnable ennemie de Batman. Là, évidemment, s’arrête toute similitude. Christopher Nolan dote Bane d’un charisme et d’une présence qui lui permettent de faire croire, jusqu’à la cent-quarantième minute du film environ, qu’il est à la tête du complot contre Gotham. Ce n’est pas la moindre des armes de destruction dont dispose Talia al Ghul dans l’accomplissement de la destinée de son père. Le plan de Ra’s al Ghul (littéralement la tête du démon) est divulgué puis mis en échec dans Batman Begins. Un sursis est accordé à Bruce Wayne dans The Dark Knight, si l’on peut appeler sursis le fait d’affronter le Joker. Puis, dans The Dark Knight Rises, Talia tente d’achever l’œuvre de Ra’s. Bane, cette brute à l’intelligence supérieure, aux manières aristocrates, doté d’un sens assassin du paradoxe, reprend pour le compte de Talia l’entreprise d’érosion de l’esprit de Batman exactement là où le Joker avait dû l’interrompre. Il brise le corps du héros et, pour briser son esprit, l’enferme et le fixe aux premières loges de la déchéance morale de Gotham. Batman aurait ainsi la preuve que Ra’s al Ghul avait raison : pour peu qu’on leur fasse miroiter l’espoir de survivre, les citadins sombrent dans le chaos, à vouloir se marcher les uns sur les autres. Mais cette démonstration est-elle vraiment nécessaire pour ouvrir les yeux de Bruce Wayne sur Gotham ?

Cette ville, dont le héros dit qu’il peut l’aider à se racheter, Bruce Wayne a si peu confiance en elle qu’il lui cache, comme on le fait à des enfants, l’effondrement moral du procureur Harvey Dent, devenu Double-Face. L’homme que Rachel aimait n’est pas près de revenir. L’album Year One dont Nolan s’est inspiré a semé plus d’un ferment tenace : Batman est miné par la responsabilité de la sécurité de Gotham, persuadé que la ville ne peut se passer de lui. Qu’est-ce qu’une ville dont les institutions et les lois ne suffisent pas à garantir sa sécurité ? « I took away your fear », rappelle Ra’s al Ghul.  En devenant Batman à la fin de Batman Begins, loin de prouver l’innocence de « sa » ville, et encore moins de la sauver, Bruce Wayne suscite littéralement l’apparition, dans The Dark Knight, des deux pôles opposés de sa personnalité ; le sociopathe au masque scellé à son visage, usant d’intimidation, d’étrangeté et d’effets démoralisants, qu’est le Joker d’une part et, d’autre part le procureur Harvey Dent, tête brûlée au cœur noble, capable d’affronter le Mal sans porter de masque mais inapte à surmonter le deuil auquel sa bravoure effrontée l’expose. Ce sont deux symboles d’un même péril : l’abandon du discernement, de l’effort de pensée nécessaires à toute action humaine, la déresponsabilisation des consciences face aux dangers qui visent, précisément, leur naufrage. Wayne a ainsi encouragé « l’apathie » qu’il s’était donné pour mission de secouer. Et si sa puissance névrotique est clairement mortifère, c’est peut-être parce que, pour l’acquérir, il avait cédé aux suggestions de Carmine Falcone, le Parrain de Gotham, avant d’être formé par Ra’s al Ghul en personne. Comprendre le crime de l’intérieur. S’injecter sa propre peur, sans modération, pour jouer sur la peur des autres. Devenir, partiellement, ce que l’on combat. Et l’action de ces projections de l’esprit de Batman sur Gotham est dévastatrice, laissant le champ libre à Talia al Ghul, toute preuve étant faite, pour porter le coup de grâce à la cité perdue.

Batman Begins

Bob Kane et Bill Finger avaient voulu faire de Gotham un pictogramme sans joie, lugubrement massif et privé d’arbres, une New-York, une Rome, une Babylone sabrée d’alarmes de balisage et de feux de sirène, engraissant les riches sous l’œil avili des très pauvres, la brique des murs suintant la corruption et l’effroi. Chez Tim Burton, Jack Napier nage comme une limace géante dans la fange du crime organisé, s’étonnant que des gens honnêtes osent demeurer à Gotham. Devenu le Joker de Burton, il met en évidence la cupidité du citoyen moyen dans un happening meurtrier, extirpant de la bouche du journaliste Alexander Knox ces mots qu’aucun journal n’imprimera jamais : « Gotham’s greed… » De même, toujours chez Burton, la cruauté des époux Cobbelpot semble liée, par la grâce de la bande sonore macabre et grandiloquente de Danny Elfman, à leur fortune colossale. Et, quiconque s’intéresse au Gotham des comics apprend, dès les premières vignettes, qu’elle a toujours été déjà perdue. Chez Christopher Nolan, le jour du hold-up financier de Bane, un spéculateur annonce avoir joué son dernier investissement à pile ou face, comme si l’esprit de l’ancien Procureur Dent, devenu Double-Face errait dans les couloirs des banques, échappé de la chape de silence maintenue par Jim Gordon sur sa déchéance. Un Gordon distinct du surhomme ordinaire de Year One, incapable de mettre un terme à son commerce avec le Diable, fermant les yeux sur les trahisons continuelles des Arnold Flass, des Michael Wuertz, des Anna Ramirez, allant de lâcheté en compromissions, pour le pire. Car c’est par son mensonge à propos d’Harvey Dent qu’il amène le Commissaire adjoint Peter Foley à concentrer sa haine sur Batman, puis, privé de modèle vivant, à céder sans combattre face à Bane, s’enfermant chez lui, abandonnant ses propres hommes aux égouts. C’est aussi par ce mensonge que la justice est niée, la loi Harvey Dent justifiant la détention sans conditionnelle.

Obstiné, tel Abraham dans l’Ancien Testament, Bruce Wayne, persiste à plaider pour Gotham, croyant de toutes ses forces qu’il peut, et surtout qu’il doit la sauver. On sait, cependant, ce que Christopher Nolan, tout comme le Joker et Ra’s al Ghul, pense des idées qui font levier dans les vies même les plus héroïques. Des manipulateurs comme Cobb dans Following ou son homonyme Dom Cobb dans Inception, peuvent les y avoir semées pour leur profit. Il y a loin de l’épaisse et courte doctrine que Joël Schumacher a voulu nous vendre à propos de l’autosuggestion dans The Number 23. Pour Nolan, derrière les croyances qui nous font supporter le monde réel se tient, non pas notre désir d’y croire, mais un fait avéré, surprenant, secret, cruel. Une vérité qui, une fois (re)découverte, pénètre nos défenses comme le couteau de Talia trouve les interstices de l’armure de Batman. Lorsque Wayne apprend que la légende à laquelle il s’était agrippé pour s’échapper de la prison de Bane était erronée, il est trop tard, se dit-on, pour que cela fasse une différence. Mais la différence est bien sûr que sa véritable ennemie était Miranda Tate, celle en qui il avait mis sa confiance, à qui il n’avait pas été loin d’offrir son cœur, et qui se trouve en mesure, maintenant, de l’anéantir. Le cœur de la vérité sous les pelures de certitudes écorcées dans Le Prestige éborgne quiconque cherche à le découvrir. Insomnia : nous avons failli. Telle est la vérité. Un seul écart, une seule fois glisser une pièce à conviction fallacieuse pour inculper un coupable contre qui l’on ne dispose d’aucune preuve, une seule fois venir dans le dos de l’ennemi pour le poignarder dans le cœur, parce qu’il fait obstacle à la justice, un seul manquement de ce genre, inavouable, entraîne ces états d’hébétude où l’on est prêt à tous les crimes pour masquer un péché véniel. Memento : nous construisons nos vies sur un mensonge habilement mis en place par notre besoin de continuer à croire que nos actes ont un sens. Comme Mall Cobb, interprétée par Marion Cotillard dans Inception, nous avons, un jour, enfermé une vérité dans le coffre-fort de nos pensées les plus souterraines. « Innocent is a strong word to throw around Gotham, Bruce, » murmure Talia d’un air complice. Quiconque regarde à travers les illusions qu’il entretient sur lui-même trouve l’odieuse évidence contre laquelle le fil de ses jours construit industrieusement un solide rempart. Il en est ainsi des hommes. Il en est ainsi des villes où l’on se prend parfois à se demander à quels impardonnables gaspillages de ressources naturelles, à quelles ventes d’armes illégales, à quels exploitations d’enfants dans quelles réserves du coltan, de la cassitérite, de la wolframite indispensables à nos téléphones portables et à nos précieux ordinateurs, à quels meurtres de brillants, de compétents chefs politiques de quelles néo-colonies toute cité consent par l’indifférence de ses habitants, par leur inaction pour le moins, par leur aveuglement, obstinés qu’ils sont à se marcher les uns sur les autres, comme le dit Bane, pour accéder à la lumière, ou, comme nous le disons, pour avancer. Que faire lorsque l’accusation nous saute à la gorge ? Et pour que les mâchoires de la vérité desserrent leur prise et nous laissent partir en paix, quelle autre issue que l’expiation ? C’est ainsi que Bane accuse Gotham et organise son châtiment, comme le dit Alfred Pennyworth, avec la puissance de la conviction. Contre lui, que peuvent les convictions de Batman ? Que peut l’homme masqué qui piégea sa propre ville dans la violence et le mensonge ?

The Dark Knight Rises

Une chose peut-être : laisser Gotham affronter la tempête qu’il avait cru devoir éloigner d’elle. « You have nothing (…) Nothing to do with all your strength, » dit le Joker dans The Dark Knight. Il est heureux que la force n’ait jamais été le trait principal du Batman de Christopher Nolan. Dès les premières minutes de Batman Begins, Bruce Wayne chute lourdement dans la boue. Durant sa formation aux techniques de combat des Ninjas de Ra’s al Ghul, nous le voyons hésitant, essoufflé, battu, tremblant de froid. Certes, cela fait partie du dispositif mis en place par Nolan pour ancrer les tribulations épiques de son héros dans le réel.

« Why do we fall ? So we can learn to pick ourselves up. »

Il semble pourtant que la vulnérabilité de Bruce Wayne ne soit pas uniquement un élément de la dramatisation de son parcours. Dans le troisième et dernier acte de la trilogie, nous le trouvons plus affaibli que jamais, cloîtré dans son manoir. Le verra-t-on accéder à une puissance proportionnelle à cette faiblesse insigne ? Non. En réalité, sa situation ne cessera de se dégrader. Selina Kyle, toujours au début de The Dark Knight Rises, le fait chuter d’un coup de pied sur sa canne. Elle éveille, certes, sa curiosité et, Christian Bale l’a souligné, c’est cette curiosité qui le ramène à la vie, mais la scène annonce aussi des coups plus durs et bien plus lourds de conséquences. La course-poursuite composant la première apparition de Batman après une heure de film est un échec puisque le héros fatigué, balourd, n’est pas arrivé à interrompre le hold-up financier perpétré par Bane sur son ordinateur portable. Wayne est ruiné, exclu de l’entreprise de son père. Plus tard il est brisé physiquement. Il est emprisonné. Dans la prison de Bane, il assiste sur un écran de télévision, impuissant, au simulacre de révolution orchestrée à son intention par Talia al Ghul et subit la pire torture psychologique que l’on puisse lui infliger : le spectacle de sa ville en proie à un chaos avilissant, faussement révolutionnaire. Il est évident que par l’ironie des discours de libération de Bane, Nolan ne cherche pas à mettre en garde le public contre les aspirations du peuple car, même s’il s’est passionnément inspiré de l’acerbe A tale of two cities de Dickens, le décalage entre le discours de Bane (« Take control…. Do what you please ») et ce qu’il est en train de faire subir réellement à Gotham est avant tout le moyen de faire en sorte que Bruce Wayne touche le fond, voyant les hommes de Talia encourager les rapines et les exécutions sommaires, livrant les citadins aux détenus de Blackgate, les privant de ses policiers, les condamnant, sans le leur dire, à une mort programmée. Ainsi, la puissance physique qui n’était d’aucune aide à Batman contre le Joker, Talia al Ghul la lui confisque dans The Dark Knight Rises et ce n’est qu’ainsi, paradoxalement, que le Chevalier Noir s’élève et sauve Gotham.

A la fin de The Dark Knight, la décision des passagers des ferries Liberty et Spirit de préférer leur propre mort à celle des passagers du ferry concurrent donne tort au Joker. Cette victoire est bien sûr endeuillée par la déchéance morale de Harvey Dent. Mais Bruce Wayne portera ce moment de stupéfaction dans son cœur comme un talisman, une impérissable leçon. « I choose to trust you, » annonce-t-il à sa pire ennemie, lui mettant entre les mains les clés de son réacteur à fusion nucléaire. « There’s more to you than that ». dit-il à Catwoman tandis qu’elle ne cesse de le trahir. Face à de grands manipulateurs qui n’ont de cesse d’arracher les convictions de quelques-uns à la racine pour que le monde les rejoigne dans leur chute, face aux génies du Mal qui jouent sur l’échiquier de nos pensées intimes à la manière du Cobb de Following, mieux vaut aller devant soi, en direction des hommes, des femmes, et leur demander, sans calcul, leur aide, et leur accorder, sans réserve, sa confiance. Ainsi procède Batman, et c’est, principalement, parce qu’il n’a pas le choix. Il peut interroger le passé : c’est Jim Gordon qui fait exploser le pont du métro destiné à la propagation d’un gaz mortellement phobique dans Batman Begins. Le même Gordon qui sauve la vie de Rachel, et qui, dans The Dark Knight, sauve Batman lui-même. Dans The Dark Knight Rises, c’est au tour de Sélina de le sauver d’une mort certaine, lui qui pour les besoins du genre, vient, en sa qualité de héros, de remporter le combat final contre Bane, pour mieux, comme suite aux révélations de Talia se retrouver à sa merci. Un autre adjuvant de poids, le majordome Alfred Pennyworth, l’émotif et british Michael Caine, l’aura tiré de son manoir en flammes dans Batman Begins ; et ses propres geôliers, payés très cher pour le maintenir en vie devant les images de Gotham à feu et à sang, sans doute édifiés par ce qu’ils voient, décident finalement, dans The Dark Knight Rises, de le guérir, de le conseiller, de le soutenir dans son ascension vers la lumière.

Ainsi la ville sort victorieuse, non parce que Batman est assez puissant pour la tirer du danger, mais parce que, précisément les défaites et les mauvaises passes traversées par ce héros sans superpouvoir, amènent ses semblables à prouver leur vraie valeur, se montrant enfin dignes de la confiance qu’il n’ose leur accorder. Omniprésent dans The Dark Knight, loin d’inspirer le redressement moral de la ville, il suscite de minables imitateurs usant de violence, ou bien, on l’a vu, des ennemis rendus fous par l’usage désespérément bon qu’il fait de sa puissance acquise. Au contraire, emprisonné dans la prison de Bane, il permet l’accélération de la formation de Blake en tant que futur Robin, faisant de ce dernier un digne successeur, reprenant le flambeau de la non-violence et susceptible, un jour, de le transmettre.

« Sometimes the truth is not enough. » La vérité ne suffit pas à récompenser la foi des hommes dans le Bien. Elle ne suffit pas non plus pour désespérer d’eux. Il aura fallu les trois volets de la trilogie pour que Bruce Wayne renonce à la puissance ambiguë dont Alfred le soupçonne de s’être laissé griser. Une puissance de surhomme dispensée par les leçons d’un démon dont le discours était celui d’un irrésistible tentateur : « …if you make yourself more than just a man, if you devote yourself to an ideal, and if they can’t stop you, then you become something else entirely.  (…) A legend, Mr. Wayne. » Défaire des criminels en combat singulier, mettre en déroute les grands délinquants, sauver la vie de ceux qu’il aime, il n’est rien de plus doux pour un amoureux de la Justice. L’exposition de cette puissance est aussi le fondement du divertissement qui nous amène en premier lieu à pénétrer dans la salle obscure. Mais le Bruce Wayne de Christopher Nolan, plus que tout autre héros, semble miné par les vies fauchées par sa faute. Plus grave : à aucun moment, cette puissance ne lui aura permis de sortir les habitants de Gotham de leur apathie.

« Justice is balance » veut croire Ra’s al Ghul, figé dans sa douleur par une incommensurable paresse spirituelle dont il refuse, comme le Joker, comme sa fille, de convenir, préférant disparaître dans le brasier de Gotham. Refuser l’effort journalier de considérer ce qui vient dans toutes les dimensions préhensibles, de distinguer le bien du mal, le vrai du faux, l’important de l’utile, c’est arrêter de vivre et se laisser couler au fond de sa propre irréalité, régressant à l’état moral des nourrissons psychologiques que sont les tyrans et les tueurs en série, prisonniers du mouvement de balancier qui sépare un plan de son exécution, incapables, dans l’intervalle, d’être au monde, d’être humains. Le triomphe de Wayne, la récompense de son grand amour pour Gotham, c’est qu’en mettant la mort de Batman en scène, il permet à la ville de renouer avec le difficile exercice de la justice, qui consiste à faire preuve de respect envers les quelques hommes qu’elle a nommés, qualifiés, consacrés à l’examen de ce qu’il y a dans le cœur d’un présumé innocent accusé par au moins deux témoins. Recueillie au pied de la statue de Batman, la ville retrouve une paix véritable après s’être levée, Peter Foley en tête, pour sa survie. Les derniers plans du film laissent espérer que Gotham fera désormais en sorte, avec si nécessaire l’aide d’un Robin non pas solitaire et dépressif, mais capable de lever une armée, à ce que les Carl Grissom, les Max Shreck, les Carmine Falcone, les Sal Maroni, les Roland Daggett et les Jonathan Crane ne puissent ni s’enrichir en dépit des lois, ni livrer, par cupidité, les clés de la ville aux terroristes et aux malades mentaux.

Contrairement à Tim Burton qui, se faisant la mesure de toutes choses, semble ne pouvoir exprimer que la singularité de son moi poétique, Nolan a su bâtir une trilogie aux accents universalistes, sinon universels. Il est porté en cela par sa foi en la dialectique comme principe caché de l’être, refusant l’héritage de Derrida, de Deleuze et de Lyotard, préférant la fécondité narrative d’un modèle de pensée éculé en théorie mais qui, du socratisme au marxisme, de Héraclite à Hegel en passant par le christianisme, sous-tend les schémas dramatiques majeurs. Nolan, en tout état de cause, ne se lasse pas de vérifier la résonnance de la dialectique dramatique en nous, au risque de la caricature et parfois de l’ironie. « The night is darkest just before the dawn », dit le procureur Dent alors qu’il se trouve sur le point de tout perdre. Il y aurait beaucoup à comprendre, à questionner à ce sujet. Le thème du sacrifice, plus particulièrement, semble hanter le réalisateur régulièrement qualifié de réactionnaire. Dans The Prestige, un sacrifice a lieu par amitié dans des conditions extraordinairement similaires à celui qui se produit dans A tale of two cities. La citation de Charles Dickens tirée du même roman, prononcée par Jim Gordon en ode funèbre de Bruce Wayne, annonce que le sacrifice de Batman, même feint, n’aura pas été vain. Mais contrairement à Joël Schumacher, Christophe Nolan n’envisage pas le pire avec l’arrière-pensée souvent lucrative de machiner le triomphe du Bien sur le Mal. Contrairement à ce que prétend Bane, pour Christophe Nolan il n’est pas de Mal nécessaire. Le Mal n’est pas toujours une étape. Il peut être la station d’arrivée. Il peut arriver qu’un piège inexorable se referme sur nous, comme une conscience obsédée sur elle-même dans Doodlebug, comme le plan machiavélique et parfait de Cobb sur Le Jeune Homme de Following, comme le labyrinthe construit par Leonard Shelby à son propre usage dans Memento, comme, peut-être, les limbes d’un rêve sans fin sur Dom Cobb dans Inception.

Du cauchemar réaliste échafaudé par Nolan en trois films extrêmement populaires, nous nous réveillons avec, entre autres sentiments forts, l’intuition suivante : la catastrophe est possible. Nous pourrions cesser d’avoir confiance en ceux qui nous côtoient. Et si, à la manière de Bruce Wayne, nous gardons obstinément le cœur franc et la main tendue, comme lui nous trouverons l’amour. Mais cette confiance peut aussi bien nous détruire comme elle a failli, trop de fois, se retourner contre lui. Ce sentiment, cette paranoïa d’autant plus agréable que son origine est strictement esthétique, se dissipe alors que nous approchons de notre douillet domicile. Mais bien après, de même que nous songeons parfois au jour où le soleil s’éteindra, de même nous nous souvenons que nous finirons, malgré le temps que nous consacrons à le nier, par mourir et à ce moment-là, pensons-nous, heureux ceux qui auront donné leur vie pour empêcher le naufrage des esprits, afin, dit l’apôtre Jean, qu’ils se reposent de leurs travaux, car leurs œuvres les suivent.

Dark Knight Trilogy