À Elle

J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse.

Arthur Rimbaud

Il était une fois une Poupée mécanique et un Loup solitaire. D’aucuns disaient que le Loup avait été blessé dans un combat, mais cela ne pouvait pas se voir, tant ses hurlements étaient restés puissants et son éloquence précise. La Poupée mécanique était belle et semblait sans vie. D’aucuns disaient qu’elle attendait qu’un être robuste lui soufflât des mots d’amour au visage pour commencer à être. Elle refusait de s’aimer elle-même comme elle était. Du reste, cela se faisait peu dans sa région : c’était aux autres de lui dire qu’elle était aimable. À oser trop s’apprécier, on se noyait, disait-on, dans les miroirs. Alors elle fermait les yeux dans l’attente. Elle ne s’inquiétait pas. Elle se disait que la liberté, pour elle, consisterait à suivre un Être Libre et à prendre soin de lui. De son côté, le Loup s’était juré de souffler des mots tendres au visage de la plus jolie Poupée de la région où il avait décidé de finir sa vie. Le temps leur donna, à tous les deux, raison.

Ils se marièrent et firent des jaloux

Ils mirent au monde une petite Chose. On décréta qu’elle était sauvage et belle. Si un adulte avait imaginé qu’il pût en être autrement, il ne se prononça jamais : la petite Chose devint par décret la duplication, après fusion, de ses deux parents.

Nul ne lui demanda de quelle espèce elle était. Quelle était sa nature. Avant même qu’elle eût su parler, on savait Qui Elle Était. Le fait est que, dans la région des Choses, à cette époque lointaine, on ne regardait pas les petits comme des êtres importants, complexes, dignes d’un intérêt soutenu. On ne s’interrogeait pas sur ce qui leur apportait de la joie, de l’étonnement, de l’espoir. Une question et une seule se posait : à qui ils ressemblaient. Cette interrogation donnait lieu à de vrais débats. Et lorsque la question était tranchée, on leur apprenait à rester tranquilles en présence des adultes, à se taire ou à s’immobiliser d’un seul regard menaçant. Et ils attendaient l’âge de marcher dans les pas de leur modèle adjugé, erreurs et malheurs compris. Puis ils mouraient.

Pour plus de tranquillité encore, on les mettait ensemble, entre rejetons. Et c’est entre rejetons qu’ils apprenaient à ne former qu’une seule et même Chose, à n’exister jamais tant que par un lien de cœur qui liait toute la région comme par un lien de sang. Entre rejetons, riche de cette unité de facto et de fer, chacun cherchait Qui il était, non pas dans sa nature unique, non pas dans le Silence de son esprit guidé par un adulte observateur et patient, mais dans le regard normatif, envieux, compétitif ou prétentieux des autres petites Choses. Et certains adultes intervenaient, non pour rappeler l’importance d’apprendre à se connaître et à respecter les différences, mais pour les comparer entre eux.

D’aucuns disaient que la petite Chose était bien lotie. Ses deux parents lui avaient donné deux frères. Ils s’étaient assurés de sa bonne constitution. Ils l’abritaient dans une maison, un jardin, une clôture interdite aux voisins. Elle décrochait ses premières médailles à l’école. Alors, heureux de son état général, le Loup solitaire et la Poupée mécanique allèrent autant que possible dans le vaste monde pour se consacrer à des choses complexes : à leurs métiers, à leurs passions, aux amis de leur âge. Pour être libres de leurs mouvements, ils suivirent la coutume. Ils acquirent des Esclaves de maison. Ces Esclaves s’occupèrent des repas, du ménage, des lessives, du jardin, de la clôture. À la petite Chose, elles enseignèrent à chanter, à écraser leurs poux, à les éventer avec leurs chapeaux en chantant – à aimer chanter plus que tout – à souffrir, aussi, plus que tout, des absences de ses parents. Car ces Esclaves avaient, elles aussi, des choses complexes à faire. Elles avaient leur travail et leurs amies à recevoir en cachette. La petite Chose aurait bien aimé dans ce cas jouer avec les petits du voisinage, mais si les Esclaves respectaient une consigne, c’était bien celle de ne jamais laisser l’Enfant salir ses robes, ses cheveux et ses mœurs avec les petits du voisinage.

Parfois le Loup solitaire et la Poupée mécanique partaient pour plus d’une heure, plus d’une journée, plus d’une semaine, plus d’un mois dans le vaste monde et confiaient la petite à des Étrangers qu’ils appelaient Grand-Mère, Tonton, Tatie, et la petite Chose se demandait à chaque fois s’ils allaient revenir. Une fois revenus, ils n’expliquaient pas ce qu’ils avaient été faire loin d’elle. Durant chacune de leurs absences, la petite Chose perdue comprit qu’elle n’était pas assez bien pour ses parents. Ils n’aimaient pas rester auprès d’elle. Ils préféraient le vaste monde. Ils fuyaient sa présence. Ils se débarrassaient d’elle, puis ils changeaient d’avis. Sa présence était lamentable. Ennuyeuse. Et ce sentiment devint sa certitude la plus stable. Et se passer de la présence de ses parents, et renoncer à recevoir de leurs nouvelles fut son premier apprentissage. Et la terreur d’Ennuyer ses semblables rythma sa respiration.

Elle ignora longtemps que le Loup et la Poupée s’absentaient en fait pour trouver sa nourriture. Elle ne voyait aucun rapport entre l’amincissement des morceaux de viande de zébu dans son assiette, et l’obligation de chasser toujours plus loin, toujours plus longtemps. Lorsqu’elle fut capable d’établir ce rapport, elle conclut que les médailles d’école et la nourriture, c’était tout ce qui pouvait la remplir. Le reste, à commencer par sa curiosité naissante et son attirance pour les jeux entre rejetons, le goût des Questions-Réponses qui, dans cette région à cette époque agaçaient les adultes, toutes ces choses qui auraient pu lui apprendre Qui Elle Était jour après jour, tout cela s’éteignit. Son royaume fut l’Ennui. La solitude. Le vide. Les minutes durèrent, durèrent.

Les Esclaves elles-mêmes, lorsqu’elles avaient du temps pour elle, ne savaient pas l’intéresser aux mots rigolos, aux plantes innombrables, aux caméléons, au mécanisme de la pluie, aux serpents, aux nuages, à ses propres ressources mentales et physiques. Elles ne s’y intéressaient pas elles-mêmes. La petite Chose était leur Poupée chantante, jolie voix, jolis bras, jolis cheveux. Peu d’Esclaves, peu de Choses libres apprenaient aux petits à prendre soin d’eux comme l’aurait fait une Louve par exemple, en leur montrant par quelle patience, quel amour, quel courage et quelle curiosité permanente se tenir compagnie à eux-mêmes, et développer la confiance qui leur permettrait d’aller vers N’importe qui pour intégrer, un jour, la meute de leur choix parmi le vaste monde. Heureusement, bien sûr, il n’était pas question de jeter notre petite Chose dans une meute d’animaux sauvages ou d’Êtres Libres. Ces derniers auraient vite fait de la frapper, de la traiter jour et nuit comme on traite certains handicapés. Non, la petite Chose était bien lotie. Elle existait fort bien par l’approbation et l’appartenance à la Chose immense qui l’avait vue naître. Pour s’habituer à la solitude dans la clôture, elle se raconta à elle-même des fabliaux que personne n’écoutait, avec des personnages-cailloux. Elle faisait vivre et voyager ces cailloux tous ensemble. Ils se parlaient, ils ne formaient qu’une seule et même Chose immense. Elle aima son Ennui.

Bien plus tard, dans un autre territoire, une vie différente, une incroyable région, elle se montra rancunière. Blessée par la Vie, c’est à ses parents qu’elle demanda des comptes. Elle obtint des excuses étonnées de leur part. Le Loup solitaire et la Poupée mécanique reconnurent avoir compté sur leurs deux petits garçons pour éveiller l’âme et l’esprit de leur fillette. Ils ignoraient qu’en leur absence les deux petits mecs formaient une région à eux seuls. Ils jouaient ensemble à la guerre, aux Soldats, au Cow-boy et aux Gangsters. Ils traversaient la clôture malgré l’interdiction, ils prenaient les coups et les hurlements du Loup solitaire avec solidarité, le plaisir de jouer comptait plus que de se sentir aimés, c’était des petits gredins. Dans leurs jeux ils rejetaient leur sœur comme les Soldats au front repoussent les Poupées gâtées par leur Papa. Certes, elle était parfois jetée au milieu de nombreux cousins. Mais les cousins, dans son souvenir, détestaient les petites Poupées gâtées qui, au lieu de jouer avec eux, soupiraient après le retour de leur Maman. Ses parents ignoraient sa solitude d’enfant contemplative dans cette foule de petits normatifs, envieux, compétitifs ou prétentieux. C’est alors qu’elle apprit que son Papa lui-même, et sa Maman elle-même, n’avaient pas été traités avec plus d’égards dans leur enfance. Eux aussi avaient été abandonnés aux soins des Esclaves, à la merci d’une fratrie et d’une cousinade plus ou moins nombreuses, plus ou moins disponibles, plus ou moins amicales. Cela se passait ainsi sur la planète des Choses.

Une planète où, pour finir, il n’y eut un jour plus assez de nourriture pour tous. C’est pourquoi la Poupée mécanique et le Loup solitaire emmenèrent leurs trois rejetons dans un autre territoire, une vie différente, une région de rêve, et pas n’importe laquelle : ils marchèrent droit vers l’Aventure d’émigrer au pays des Loups et firent des jaloux en partant. Ils trouvèrent du lait, du sucre, des viandes, des nectars en abondance. Ce fut comme une fin heureuse. Dans ce pays merveilleux les jouets abondaient, pullulaient, rutilaient. Il était permis de ne former qu’Un avec les petits voisins comme elle d’origine étrangère. Ces derniers l’acceptaient d’emblée, lui montraient les rudiments de la langue des Loups et connaissaient des milliers de jeux nouveaux. La télévision racontait trop de contes fantastiques qui supprimaient l’Ennui. La petite Chose fut heureuse.

Hélas on l’inscrivit dans une école de Louveteaux et nul ne l’avertit de ce qui l’attendait. Elle ne connaissait pas leur langue. Elle ne comprenait pas leurs jeux. Elle n’apprenait pas assez vite. Les Louvettes et les Louveteaux finirent par la trouver amusante. Ils l’encerclèrent. Ils la firent parler. Elle confondait tous les mots, s’embourbait dans ses phrases, t’as vu. Les Louveteaux furent secoués de rires. Son allure était drôle, sa peau de Chose était drôle, son accent, son sabir, ses fautes de langage, sa passivité extrême étaient drôles. Ils la poignardèrent à tour de rôle pour la punir de les faire ainsi mourir de rire.

Le premier jour d’agression, la petite Chose rentra chez elle en pleurant, du sang plein ses habits.

Dans leur nouvelle maison, dans leur Vie nouvelle, au milieu de leurs risques et de leurs obstacles d’adultes, sans doute le Loup solitaire et la Poupée mécanique auraient-ils pu guérir les plaies de leur petite en lui expliquant que ses agresseurs étaient des brutes méprisables. Mais peut-être croyaient-ils qu’il était bon que la petite Chose admît son infériorité linguistique afin de progresser dans la langue des Loups. Quoi qu’il en soit, il ne se trouva personne pour lui apprendre à se défendre avec le bouclier de la fierté vigoureuse qui, seule, garantissait les outragés contre les hémorragies de peine.

Mais peut-être que la petite Chose avait, tout simplement, trop honte de ses blessures pour les montrer à qui que ce fût.

Tant il est vrai que, dans le pays des Choses, où la nourriture manquait, où l’on n’était jamais rien que par l’appartenance à une seule et même Chose immense, les Loups individuellement étaient considérés comme supérieurs aux Choses prises une par une. On les disait plus beaux, plus malins, plus riches, plus forts. Un proverbe disait : Ne te mesure jamais aux Animaux sauvages, ce sont des Êtres Libres. Et la tentation d’égaler ces Individus puissants était grande, mais être libre aurait signifié pour chaque Chose s’arracher à la Chose immense qui lui donnait, seule, le sentiment d’être aimée. De nombreuses Choses adultes tentaient, non pas d’être Libres, mais de se transformer en Loup ou en n’importe quel Animal Sauvage, autonome, fier, agressivement talentueux et riche en provisions rutilantes. D’aucuns racontaient que c’est en poursuivant ce but impossible que beaucoup d’anciennes petites Choses, faute d’avoir auparavant trouvé Qui Elles Étaient en dehors des liens de cœur et de sang qui les tenaient dès la naissance, ces petites Choses ambitieuses ignorantes d’elles-mêmes, s’étaient transformées en Singes savants, en Robots pleureurs, en Tambours arythmiques, en Hyènes obèses. Le remède était pire que le mal d’Être une Chose informe.

Alors, faute de fierté profonde, incapable de se protéger de son hémorragie de sang et de honte, la petite Chose se dit à elle-même : «Cela fait trop mal. Cela ne doit pas durer, ni se reproduire. Il faut abréger le supplice. Il faut apprendre vite la langue. Ensuite, oublie. Renie le pays des Choses. Oublie ton dialecte de Chose. Tu deviendras Louve ou tu mourras. C’est ta chance. Tu ne seras pas une hybride ridicule. Pour ça, oublie dès que possible ces manifestations de Discrimination Raciale. Cela n’est pas digne de toi ; cela n’arrive qu’aux Esclaves. Ces jeunes princes, tu le sais, ont raison de châtier ton infériorité. Ta présence est lamentable. Plus vite tu oublieras ton identité de Chose, plus vite tu deviendras une Louvette. Et plus personne, jamais, ne te blessera. Oublie. Oublie, surtout, que tu t’es donné à toi-même cet ordre pitoyable. Oublie.»

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*     *

Les jours suivants, elle reçut d’autres coups de dague et d’épée, des crachats sur ses taillades, des morsures au milieu des rires, mais elle fit le dos rond. Pour tenir bon, elle s’absenta de chaque instant pénible. À chaque coup douloureux elle s’échappa dans un espace de non-vie, où rien ne pouvait la blesser. Si bien qu’une partie de son jeune Être, la partie qui ne s’Ennuyait pas, la partie qui chantait longuement avec les Esclaves, qui s’était raconté des contes excentriques que personne n’écoutait, dans une langue qu’elle était en train d’oublier, cette partie soi-disant inférieure aux Louveteaux s’échappa dans une zone d’où rien ne revenait intact, mais que les poignards ne pouvaient pas atteindre. Cette partie de son être disparut à jamais de son esprit. L’autre partie se tint dorénavant en retrait, prête à fuir à la première menace. Capable de revenir hébétée, à moitié absente, dès qu’elle se sentait en confiance. En compensation, la petite Chose apprit vite, très vite, le peu qu’il lui restait à apprendre pour parler comme une Louvette.

Elle oublia parfaitement les coups de poignard, les insultes, sa langue natale, et Qui Elle aurait pu Être.

À force d’application, de concentration, de rage d’étudier, elle reçut sa première médaille en pays hostile, et d’aucuns dirent que ce fut sa vraie naissance. Elle impressionna même les Loups. En peu de temps, elle récolta plus de médailles que la majorité des Louveteaux de naissance au même âge. Les félicitations furent sa première source de plaisir pur. Le soir, quand elle avait quitté la meute obligatoire pour retrouver sa maison d’Immigrés, le Loup solitaire, son père, comptait ses médailles et se tournait vers son épouse la Poupée mécanique pour décrire à l’avance son avenir de grande Louve accomplie. C’était sans compter l’horreur des Moments Présents qu’elle fuyait dans sa tête, craignant, sans même le savoir l’hypothétique poignard des jugements, des moqueries, des bâillements d’ennui. C’était sans compter l’enfer de sa Différence.

Les Louveteaux étaient indiscutablement plus vivants, plus joyeux, plus captivants qu’elle. D’aucuns disaient que, dès la petite enfance, ces animaux-là bénéficiaient de la présence de Louves qui perdaient volontairement beaucoup de temps à leur parler, à les écouter, à les distraire, et de Loups qui s’obligeaient à jouer avec chacun d’entre eux le soir. Ces petits-là profitaient des coutumes individuantes d’une meute d’adultes qui prenaient soin d’eux-mêmes, de leurs maisons, de leurs lessives, de leurs repas, sans jamais recourir à des Esclaves.

S’apportant à eux-mêmes l’amour qui manquait souvent dans la Vie parmi les Loups, ces Louveteaux vivaient complètement dans leurs Moments Présents. Ils savaient ce qu’ils disaient, disaient ce qu’ils pensaient. Ils n’avaient peur ni de leurs émotions, ni des actions des autres. La petite Chose au contraire était partiellement piégée dans la non-vie. Elle n’était jamais sûre d’elle, ne savait jamais quoi répondre, et pour ces raisons se tenait sur la réserve, prête à disparaître en esprit. Elle se trouvait si bête. Elle ignorait d’où lui venait sa souffrance et sa peur de souffrir et elle s’en faisait des reproches.

Elle chercha l’explication de sa différence dans les contes, et ces lectures acharnées lui valurent toujours plus de médailles, et ces médailles rendirent le Loup solitaire toujours plus fier et bavard à son sujet, sans que cela ne l’aidât dans les horribles Moments Présents hors de la clôture de sa maison immigrée.

Un jour, elle souffrit tellement qu’elle décida de s’en aller pour toujours au paradis de la non-vie. Elle cessa de manger.

Voyant cela, le cœur de sa mère, la Poupée mécanique, se fendit en deux. Elle écouta son enfant comme on écoute un être complexe qui, visiblement, n’avait pas trouvé sa meute. Elle lui dit «Rassure-toi : j’étais pareille à ton âge.» La fausse Louvette se sentit moins seule. Mais elle n’en souffrait pas moins. Lisant dans son regard, la Poupée mécanique ajouta :

«Tu es le portrait de ton père parce que les Chats ne font pas des Chiens. Tu riras de cette conversation plus tard. Sois patiente comme j’ai dû l’être à ton âge. Je vois que tu t’es laissé brûler par le plus obsédant des miroirs : la psyché déformante du regard des Autres. Détourne la tête et tu souffriras moins.» La fausse Louvette répliqua que, même les yeux fermés, elle recevait des coups de couteau de la part des Louvettes pétillantes et des Louveteaux spontanés. Elle ajouta qu’elle était tout sauf le portrait de son père : elle n’avait ni son éloquence ni son énergie, ni sa franchise explosive. La Poupée mécanique lui répondit que le Temps ferait son travail. Car, étant la fille de son père, elle était née Spéciale. Cela expliquait ce traitement Spécial que les Autres lui réservaient. La petite Chose répondit que la douleur actuelle, spéciale ou non, allait la tuer vivante.

La Poupée embrassa sa petite, caressa ses cheveux. Elle compatit avec amour. Entre deux baisers généreux, elle lui promit le Bonheur d’une vie supérieure. Elle souligna le fait qu’elle n’amasserait pas ses médailles en vain. Et comme cela ne suffisait pas à consoler l’enfant, la mère lui signala que, peut-être, en tournant le dos aux meutes hostiles, elle vivrait de meilleurs Moments Présents. Les plus grandes choses étaient accomplies par des Solitaires. Acceptant son exil, la Louvette prendrait le temps de devenir Qui Elle Était et prouverait deux fois plus que les Autres assoupis d’évidence. Elle deviendrait une figurine splendide, belle et talentueuse. Et lorsqu’elle croiserait un animal sauvage, un Être Libre, elle saurait le suivre et le dompter. Alors elle serait une Louve aussi puissante que son père.

Ces bénédictions lui sauvèrent la vie. À compter de ce jour, en attendant sa future consécration, la fausse Louvette donna toutes ses blessures superficielles à guérir à la Poupée mécanique qui, par amour, trouva les mots d’urgence. Et c’est ainsi que la Mère fit connaissance avec la partie vivante de la Fille. Cela fut très bon. Les années d’abandon parental furent balayées. Mère et Fille devinrent des Meilleures Amies. Ensuite les rôles s’inversèrent, et ce fut tout aussi bon. Lisant toujours plus de contes, la fausse Louvette inventa des contes sur elle et sur les différents sortes de Destins dans le monde. La fausse Poupée écouta ces contes, comme sa fille avait écouté les contes qu’elle avait racontés sur elle et son mariage.

Apaisée légèrement, toxico-dépendante des médailles, elle concentra davantage d’efforts sur ses études de Louvette. De son application, ses professeurs présagèrent une Pluie de Médailles et un Futur en or. Certains Louveteaux, certaines Louvettes firent de même. Le Loup solitaire fit de même. Applaudie de toutes parts, la petite Chose supporta son incompréhensible différence en comptant elle-même ses médailles.

Un soir que ses plaies avaient été particulièrement cuisantes, indicibles, elle vit à la télévision une Esclave chanteuse qui hurlait dans son micro une souffrance au-delà de l’imaginable, une souffrance pire que la sienne. Elle fut frappée, à jamais, par la beauté de ces pleurs. Sa douleur à elle se transforma en sortilège agréable, en messages cryptés des anges. Les bleus, les brûlures, les griffures du jour rejoignirent une ronde extrêmement mélodieuse, faite de nos enfers, de nos espoirs et de nos rêves impossibles. Pour la première fois de sa vie, la petite Chose fut profondément, complètement, réellement consolée. Ce soir-là, elle comprit Qui Elle Était.

Le Désespoir, la Beauté, la Musique feraient son Destin. Elle était née Artiste et se trouvait sur la bonne route. Elle écrivit ce soir-là un conte particulier, une espèce de promesse à elle-même, sans pour autant trouver les mots vers le chemin adéquat.

Elle n’avait pas de Chanteur dans sa famille à qui ressembler. Sa voix de chanteuse amie des Esclaves avait sombré depuis trop longtemps dans la non-vie, en même temps que sa nature profonde et sa langue maternelle. Les médailles qu’elle recevait, c’était des médailles de conteuse apprentie dans la langue des Loups. D’aucuns lui disaient que c’était là ce qu’elle faisait de mieux. C’était pour sa maîtrise de la langue des Loups que ses condisciples l’admiraient. C’était pour cela que ses professeurs et son père l’aimaient. Être admirée, être aimée par quelques-uns à défaut d’accepter Qui Elle Était. Elle n’imaginait pas pouvoir vivre autrement. Alors elle décida qu’elle se ferait conteuse mais que ses contes ne seraient pas comme les contes que les autres aimaient lire. Ils seraient pleins de Désespoir, de Beauté, de Musique et consoleraient les anges.

Le principal avantage de ce chemin était qu’il ne l’obligeait pas à courir le vaste monde.

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*     *

Le Loup solitaire parlait souvent des combats qui opposaient la région des Choses au territoire des Loups. Un jour, la petite Chose tendit l’oreille. Elle en oublia ses contes en or. Elle découvrit que le conflit était très inégal, et ne voulait jamais cesser. La région des Choses, disait-on, appartenait encore aux Loups, malgré ce que ces derniers faisaient dire dans le vaste monde. Les Loups, disait-on, accaparaient discrètement, massivement, les richesses des contrées qu’ils avaient envahies autrefois, et châtiaient les sursauts d’indépendance économique dans des bains de sang. Ils truquaient les élections, fomentaient des coups d’État et, tous les quarante ans, transformaient les Êtres qui tentaient de décider du Destin de leurs contrées asservies en Choses terrifiées, informes. Touchée, la future Conteuse décida de s’engager dans l’éternelle lutte de libération des Choses. À tous les coups, pensait-elle, cette lutte avait causé les blessures secrètes du Loup solitaire.

Seulement le vaste monde, où toutes les batailles se livraient, lui faisait peur. Alors elle ambitionna de s’enfermer dans un cachot pour se battre avec sa plume, au nom des Choses, dans la langue des Loups. Cette Ambition lui valut l’admiration et même l’amour des Uns et des Autres. Être aimée, être admirée, être félicitée comptait tant pour elle. Tout faisait sens.

Écrire, dit-elle. Ne croiser aucun Animal Sauvage. N’affronter la présence d’aucun Être Libre. Éviter les coups de poignard. Écrire pour escalader les parois de ce puits de souffrances, d’arrogance et de soumission qu’elle avait peur d’éclairer même à la bougie. Une fois libre, entrer dans un cachot, à l’abri des risques de dispersion dans le vaste monde. Dans ce combat, décrocher des galons de Louve conteuse Classique et épingler ces galons, triomphalement, sur les épaules du Loup solitaire qui, croyait-elle pour cimenter ses raisons, avait toléré sa naissance dans cette seule optique, afin qu’il n’eût pas, au bout du compte, perdu toute sa puissance dans son Mariage.

Un cachot : il n’y avait pas de meilleur endroit pour attirer cette Pluie de Médailles qui justifierait, même à titre posthume, sous forme d’un Futur en or, l’incompréhensible union d’une Poupée mécanique et d’un Loup solitaire.

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Pour acheter ce cachot, elle avait besoin d’argent. D’aucuns disaient que pour gagner de l’argent, il fallait un métier. Elle ne connaissait que le métier de future conteuse classique, et d’aucuns racontaient que cela ne rapportait aucun argent. Heureusement, à force de mots guérisseurs dans l’urgence, sa mère, la Poupée mécanique, lui avait donné un peu d’amour pour elle-même, juste ce qu’il fallait pour trouver le courage et la confiance d’apprendre le métier du monde qu’elle pouvait transmettre : le métier de Poupée mécanique.

C’est ainsi que la Chose entreprit de gagner sa vie : parfaitement coupée en deux. Pour être embauchée en tant que fausse Poupée, malgré les médailles qui lui auraient permis de briguer des Métiers plus satisfaisants pour sa nature floue, elle raconta qu’elle avait besoin d’argent tout de suite. Elle avait besoin d’Ennui pour commencer son Œuvre. L’argent qu’elle gagnerait tout de suite lui permettrait d’acheter un cachot d’écrivain. Et dans ce cachot, disait-elle sans le dire, elle travaillerait comme une Esclave pour finir de gagner la Pluie de Médailles qu’elle avait eu pour Mission de poser sur les blessures invisibles de son père. En attendant, disait-elle à ses futurs employeurs, elle avait besoin d’argent tout de suite en travaillant dans un bureau comme Poupée automatique. Son histoire parut très rationnelle.

On applaudit son intelligence et sa détermination insolite à devenir une Louve glorieuse par le biais d’un métier de Poupée. Ses deux parents la couvrirent d’Éloges, et cela la remplit comme un sac de plâtre médical. Ainsi elle gagnait son argent elle-même, tout en faisant plaisir à l’un et à l’autre, alors que tant de jeunes Loups, de Taureaux, de Salamandres, de Cigales ou de Dauphins vivaient une Vie heureuse et Libre, mais n’avaient pas l’approbation de leur Père, ou causaient malgré eux des inquiétudes à leur Mère. Quant à la Vie heureuse qu’elle aurait pu mener, elle lui tourna le dos. Sa motivation première était d’échapper aux risques d’agression à l’arme blanche dans le vaste monde. Sa deuxième motivation était de rester Spéciale et de ne pas devenir N’importe Qui en osant prendre un métier qui l’emporterait au large, trop loin de son cachot. Sa troisième motivation était de continuer à être aimée, admirée, approuvée de ses deux parents en même temps. Elle était leur duplication après fusion.

Elle arriva au milieu de l’âge de l’indépendance à moitié morte, dévitalisée, mutilée, mais portant deux accessoires qui la rendaient Spéciale. D’une part, une Ambition lourde, cadenassée autour de son cou, et qui rendait heureux le vieux Loup solitaire. D’autre part un Badge de fausse Poupée automate qui rassurait la Poupée mécanique. Pour soutenir ses efforts divisés, tout en vomissant chaque seconde de son existence, la Chose raconta à qui voulait l’entendre, le poing en l’air, qu’elle se préparait à mener les combats auxquels son père le Loup solitaire avait participé.

Entre deux bouffées d’Ambition, entre deux félicitations, les coups de poignard refoulés s’infectaient sous sa mémoire et provoquaient des échos douloureux dans le monde extérieur. Au moindre signe d’indifférence ou de taquinerie dans les bureaux, elle pissait le sang dans sa tête. Elle se posa peu à peu en victime car elle aspirait malgré elle à la non-vie définitive, et cherchait les responsables de ces pulsions de mort. En simultané, les Fables classiques qu’elle lisait lui révélaient qu’elle était sur la meilleure voie possible, puisque, Artiste déprimée, elle marchait sur les pas des grands Loups suicidés qu’étaient Nerval, Hemingway, Kawabata, Celan, Paveze, Rabearivelo, Zweig, Woolf.

Autant dire que tout semblait à sa juste place, y compris les rancœurs qui empoisonnaient son sang, mais qu’elle prenait pour un trésor, un aliment précieux de ses contes. Elle acceptait, croyait-elle, sa différence, comme un mal nécessaire. À l’extérieur, on admirait sa détermination. On aimait sa Douceur de Chose effacée. Être admirée, être aimée, cela comptait trop pour qu’elle envisageât de chercher un Destin plus supportable. Ses Fables elles-mêmes avançaient, page après page. Elle payait un prix très élevé pour les écrire. Par manque de temps, elle refusait de s’intéresser à ce qui passionnait les Êtres vivants, les Loups sans médailles, les petites Choses devenues grandes et dont il fallait se méfier.

Elle se croyait maintenant supérieure au vaste monde. Cela lui était doux.

Il lui fallait sauver les Choses informes des néo-griffes des Loups. Il était urgent qu’elles tirassent orgueil, fierté, délectation de leur vraie nature afin de défendre leurs droits. Elle y travaillait, son père l’aimait pour cela. Mais ces Choses, tout de même, étaient vraiment trop hybrides. Trop jalouses pour être approchées. Trop informes pour qu’on les fréquentât, elles vous contaminaient, usurpaient vos pensées, elles étaient corrompues, paresseuses, s’agitaient en surface, pour la galerie. On ne savait jamais à quel arnaqueur, à quel filou, à quel petit minable on avait à faire. Voilà ce que la Conteuse classique en herbe avait compris une fois pour toutes de ce d’aucuns disaient à propos des Choses.

Et même au pays des Loups, et dans tous les pays du reste, les vrais Êtres Libres étaient souvent trop couillons, trop manipulés, toujours décevants, toujours intéressés, et cochons, et incultes aussi, surtout, n’ayant rien lu, n’ayant rien de Spécial, des consommateurs égoïstes, méprisants, dominateurs ou serviles. Les Êtres soi-disant Libres vous trahissaient, vous poignardaient en riant, ou bien se montraient trop zélés, trop indignes de la digne enfant du Soleil et de la Lune qui s’abaissait à lutter par ses contes pour les droits des uns et des autres. Enfermée dans les mots, loin du tourbillon du vaste monde et de sa vraie nature à elle, nourrie des Belles Fables arrogantes des Loups suicidaires ou Déprimés, ou Désespérés, la petite Chose empêchait ainsi que l’Ambition qui faisait tant plaisir au Loup solitaire et le Métier qui tranquillisait tant la Poupée mécanique, ne perdissent leur domination sur elle.

Évidemment, son mépris de surface pour le vaste monde transparut dans ses premières Fables. Pour autant, elle ne supporta pas l’idée d’écrire au contraire pour divertir, pour émouvoir ou faire rêver des Choses et des Loups qui l’affligeaient par leur médiocrité. Elle voulait faire du Beau. Du Désespoir. De la Musique. Des récits en or pur, aussi abstraits qu’une fugue de Bach. Et les Lecteurs boudaient sa démarche, et le cachot s’éloignait, et la vie d’automate empoisonnée de contes rancuniers restait le seul horizon crédible, et les contes victimaires s’infectaient entre eux, mais son père était fier, mais sa mère ne s’inquiétait pas pour elle.

Si bien que, au fond, pour trouver Qui Elle Était, la Chose pouvait se contenter de continuer ainsi. Elle pouvait laisser agir ce cocktail d’Ennui, d’arrogance et de peur dans son esprit. Elle pouvait ne jamais questionner son dégoût des Êtres, ses absences et ses supplices. Les subir dans les faux-semblants et la Victimisation était possible, commun, ordinaire. Et pour accélérer les maléfices de la rancune, elle pouvait ajouter des contes aux contes, et se poser des questions de Victime sur ses grands-parents. Qui était l’Aigle aveugle au bec d’acier qui avait mutilé puis transformé un Garçon en Loup solitaire ? Qui était l’Oursin narcissique qui avait dévitalisé une Fille jusqu’à la changer en Poupée mécanique ? Elle pouvait délirer ainsi de suite jusqu’à la septième génération, tout en avalant trop de nourriture. Et un jour ou l’autre elle aurait trouvé la paix.

Mourante, elle aurait compris que tout héros qui a terrassé des démons redoutables pouvait ressembler injustement, du point de vue d’une Enfant, à un Loup solitaire grièvement, secrètement blessé. Elle aurait compris qu’une âme humble et paisible qui avait su dominer l’orgueil, la vanité ou la convoitise courait, elle, le risque d’être injustement qualifiée de Poupée mécanique. Juste avant de mourir, la fausse Louve aurait compris qu’ils avaient été Parfaits. Elle leur aurait demandé pardon de les avoir constamment mis en balance. Elle se serait prise d’affection pour la beauté de leur bonheur conjugal. Cette beauté aurait tout justifié. Car ce bonheur avait enfanté, une fois pour toutes, ce qu’il avait pu : le goût de l’absolu et une espérance infinie. Aux portes de la Mort, d’une larme, elle aurait pardonné à la vie. Et dans ce pardon, pour une seconde et pour l’éternité, elle aurait su Qui Elle Était : une parcelle précieuse et parfaite de l’Être. Comme chaque être au monde.

La Vie pourtant voulut qu’elle n’attendît pas les belles fulgurances de la mort. La fausse Louvette décida, par curiosité, presque par hasard, de naître.

 *

*     *

Il était une fois un Troubadour et une fausse Louvette. Au lieu d’attendre qu’il soufflât des mots d’amour sur son visage, elle lui demanda de bien vouloir attendre qu’elle eût appris à supporter mieux sa Différence. Avant de prendre soin de lui, elle écrivit, elle écrivit, elle écrivit des fictions à la belle étoile. Elle apprit à aimer son propre travail d’écriture et à travailler, non pour des médailles, ni pour faire Beau, ni pour faire Désespéré, mais pour être lue. Pour divertir, pour émouvoir, faire rêver ceux qui liraient ses histoires. Ensuite seulement elle ouvrit sa porte au Troubadour.

Le Troubadour lui dit Qui Il Était. Il avait choisi son Nom. Il s’appelait Platero. Il avait grandi au pays des Loups, mais n’appréciait ni leurs mœurs prédatrices, ni la vie de meute. Il n’aimait rien de ce qui rendait les Loups délirants de bien-être. Il n’aimait pas dévorer les autres espèces animales. Il préférait penser qu’il était un Âne. Elle vit qu’il était doux, pensif, fidèle, mélodieux, opiniâtre, sauvage à sa façon, passionné de musique, amoureux des plantes et des randonnées. Elle vit surtout qu’elle ne le connaîtrait jamais suffisamment pour lui passer autour du cou une plaque avec un nom d’animal hybride. Il avait un charme sensuel qui provoquait son désir. Elle osa lui donner son cœur.

Les difficultés commencèrent enfin.

Croyant avoir trouvé Qui Elle Était à force d’écrire et de lire, elle ne supporta pas l’idée que son Troubadour pût, un seul instant, cesser de lui témoigner le plus fol amour et la plus haute admiration. En effet, dans la sphère intime, à l’abri du vaste monde, elle n’avait jamais connu que les Éloges et les déclarations dithyrambiques de ses parents sur sa personnalité Spéciale. Platero, lui, ne voyait que ce qu’il voyait. Elle en fut blessée. Elle l’arrosa de mots pour se défendre, se justifier, se légitimer. Les mots qu’elle avait auparavant déversés méthodiquement dans l’esprit de sa Meilleure Amie de mère s’abattirent maintenant sur les oreilles de Platero par centaines, par milliers. Il esquiva les hurlements qu’il put, et commença ainsi de soigner, par sa sagesse sans mots, les douleurs invisibles de l’Enfant Gâtée. Les plaies s’étaient envenimées sous la mémoire. La rancune s’était transformée. La rage semblait mortelle.

La Chose voulut rompre. Elle connaissait la chanson. D’aucuns disaient que les Conteuses ne pouvaient pas vivre en couple, et que les vraies Louves comme elles n’avaient besoin de personne. Le Troubadour était comme le vaste monde, il ne voulait pas fermer les yeux sur ce qu’elle n’était pas. Il n’aurait jamais dû voir sa vraie nature de Monstre. Mais contrairement aux Chats qu’elle avait séduits puis chassés de sa vie, Platero ne voulait pas qu’elle parte. Et la Chose devenue grande en apparence découvrit que Platero avait beaucoup d’amour, non pas à recevoir, mais à offrir, mais sans conditions, mais sans raisons, mais sans contrepartie, mais sans les bons comptes qui font les bons amis chez les Loups. Elle trouva cela malsain, maladif. Elle voulut le soigner. Mais sans faire de contes, sans se justifier, il montra qu’il savait mieux qu’elle Qui Il Était.

Tout son amour était pour elle, il ne voulait pas le garder pour lui, que ce type d’amour figurât dans les fables explicatives ou non. Alors seulement elle osa lui demander de ne pas l’abandonner, même si elle se transformait en Monstre qui hurle du fond de l’enfer de la Non-vie. Il lui en fit la promesse. En deux, trois, quatre ans, ils eurent plus de joie, d’étonnements et de paix qu’ils n’en avaient connus séparément. Son Enfance vivante à elle lui revint par bribes étonnants. Elle vit qu’elle venait d’épouser non pas un animal sauvage, mais un Être Libre.

Alors la vérité frappa son premier coup. Il apparut vite que l’amour n’était pas suffisant. Dans ce bonheur, les souffrances revinrent, intactes, ravageuses, aveugles. Par exemple, elle souffrit dans les bureaux où travaillaient des Agents mécaniques et des Figurines automates. Elle souffrit chaque jour de ne pas être comme eux. Elle n’était pas une bonne Figurine. Elle n’était pas une bonne automate. Elle imaginait qu’on se moquait de ses silences, et c’était comme recevoir de nouveaux coups de poignards. Les médailles de bureau lui causaient une douleur de chien : elle avait peur qu’elles altérassent son Ambition lourde. La nourriture abondait dans son réfrigérateur de fausse Louve. Elle mangea trop pour compenser la haine d’elle-même et de ses choix. Elle grossit. Sa haine de la Vie grossit avec elle. Elle inventa un nouveau conte, qui parlait d’une Victime innocente, pauvre petite Étoile impuissante contre un Destin injuste. La non-vie totale lui sembla, de nouveau, préférable. Certaines secondes, certaines minutes tombaient comme des épées d’escrime sur son corps.

À bout de solutions, elle demanda à un Hibou à lunettes la recette pour garder son travail de Figurine automate malgré toute cette peine revenue. Le Hibou ne donna pas de réponse. Mais il resta auprès d’elle. Il lui consacra du temps. Il écouta les contes du Loup, les contes de la Poupée, les contes de la Chose et les contes du Troubadour. Cela prit les heures que ni le Loup ni la Poupée, ni le Troubadour ne pouvaient offrir à la petite Chose. Cela prit des silences qu’aucun Être, humainement, ne pouvait supporter. Cela prit l’indifférence qu’aucun de ses proches ne pouvait marquer sa Vie. (Chacun de ses proches aimait à se sentir responsable ou meilleur dépositaire des émotions qu’elle disait ressentir). Cela prit des questions que la Chose n’avait jamais osé se poser. Cela prit des argents que son travail de bureau lui prodiguait. Dès qu’elle eut raconté la totalité des contes qu’elle portait sur son dos, les bons comme les mauvais, hormis les épisodes refoulés, il lui vint un désir extraordinaire.

Le Hibou acquiesça d’un sourire.

*

*     *

Alors la Chose fit un feu de cet ensemble de fables et en jeta les cendres par la fenêtre ouverte. Sur le trottoir, quand elle rentra chez elle, et que les cendres volaient comme du pollen : Oh ! La vérité frappa un second coup. Ces contes n’avaient jamais été que des contes. Ils avaient occupé l’espace un jour, puis, au lieu de rejoindre le Passé, ils avaient été agrippés et déformés par elle dans son Ennui, enlaidis, embellis outrageusement, diffractés en de multiples versions inconciliables et parcellaires. Ils étaient devenus imprécis, diffamatoires ou magnifiés.

La bouffée de joie qui l’étouffa jusqu’au ravissement lui fit comprendre qu’elle était dans le vrai. Elle se sentit si légère. Elle devait apprendre à vivre hors des désirs et des croyances qu’elle attribuait, à raison ou à tort, à ses deux parents et à ceux qui comptaient pour elle. Elle ne serait Libre qu’à ce prix. À exister pour combler, réparer, venger, rassurer, rendre fier, être aimée, elle bafouait la principale Mission que ses parents lui avaient assignée en ne l’avortant pas : Vivre sa Vie.

S’éloignant toujours plus des cendres des contes brûlés, la Chose comprit que les adultes depuis toujours répétaient la même habitude : malgré eux ils transformaient leurs Triomphes, leurs Risques, leurs Obstacles et leurs Aventures en fables à occuper les temps morts. Ils racontaient des contes sur leur famille, y compris sur l’enfance de leurs petits, pour animer les repas ou meubler les tête-à-tête. Malgré eux certains enfants les écoutaient et cherchaient à s’inventer une Place dans ces légendes, et s’efforçaient même d’en écrire une fin heureuse. Elle comprit que grandir consistait à s’échapper des légendes qui vous rendaient la vie impossible, pour avancer sans hésitation dans le vaste monde où chaque journée, pour chacun, restait toujours à écrire.

Les cendres des dernières fictions disparurent de l’esprit de la Chose. Et ce fut magique. Elle retrouva la mémoire du passé. Dans une moindre mesure, sa présence à elle-même et aux autres, sa spontanéité perdue lui revinrent. Sa voix lui revint. Le sentiment d’avoir un corps lui revinrent. Elle se souvint des coups de poignard et des crocs pointus qui l’avaient poussée à l’exil intérieur. Elle pleura. Elle hurla. Elle trouva les mots pour blâmer ses anciens camarades, sans pitié, sans les excuser en aucune façon. Elle apprit à se pardonner à elle-même de ne pas s’être mieux protégée. De ne pas avoir rendu coup pour coup. De ne pas avoir appelé au secours.

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Elle apprit à aimer ce qu’elle avait de magnifique à cette époque, c’est-à-dire Absolument Tout. Elle apprit à aimer sa nature profonde, sa région d’origine, sa langue d’origine, ses passions premières. Elle apprit, ce fut le plus difficile, à s’aimer vraiment elle-même, sans paroles, sans se raconter d’histoires admirables dans la langue des Loups. Peu à peu, elle arrêta de se fabriquer des histoires pour commenter, justifier, interpréter ce qui ne doit qu’être vécu. Cela lui permit de quitter peu à peu les zones de non-vie où son esprit avait couru trop souvent s’abolir. Ce fut merveilleux.

Elle était restée vive au tréfonds d’elle-même, par-dessous les étouffements, les débandades, l’Ennui, les massacres intérieurs. Elle était la vie même, comme tout Être vivant, et elle était indemne, explosive, totalement unique et parfaitement joyeuse.

La douleur des anciens poignards guérissait lentement grâce à l’amour du Troubadour qui aimait en elle la jolie Poupée, la Louve puissante, la Chipie violente, la Conteuse effacée, la Chose authentique, la Guitare accusatrice, la Tasse passive, le Monstre paranoïaque, la Bègue, l’Esclave chanteuse et même le Divin silencieux.

Elle versa des larmes de bonheur. Car elle comprit que cette guérison, contre toute attente, était le résultat des désirs tacites et des sacrifices discrets de son Père et de sa Mère. Oui, ce soi-disant Loup, cette soi-disant Poupée avaient mis tout en œuvre pour qu’elle ne devînt, au bout du compte, rien qu’elle n’eût choisi d’être. Dans ce travail, ils avaient négligé d’autres aspects de son éducation, mais ce n’était pas grave. Car rien n’empêchait aujourd’hui la Chose d’abandonner ses déguisements et ses missions empruntées et de chercher son vrai Nom, sa vraie Mission et son véritable Désir dans les meilleures conditions, dotée d’une bonne Santé, d’un Talent médaillé, d’une Patience très utile et d’une Imagination redoutable, ce grand cadeau de l’Ennui.

Son premier vrai devoir était donc de remercier le Père qu’elle avait porté aux nues en le considérant comme un Loup, tout en lui attribuant les blessures graves qu’elle avait, reçues, puis refoulées. Et elle remercia la Mère qu’elle avait outrageusement diminuée en la traitant de Poupée mécanique. Son premier devoir était de laisser ces deux Êtres-là continuer leur Vie sans elle, sans les juger, sans les jauger, sans se comparer à eux, sans s’occuper du contexte de leur union : cela n’avait jamais été ses oignons. Elle avait suffisamment accaparé, en esprit, une Place certes réconfortante, sédative, au milieu de Désirs qui n’avaient jamais été les siens, et cette Place était une prison qui ne pouvait, en aucun cas, sous peine de pourrissement, être la sienne.

Par conséquent, son deuxième devoir était de chercher sa Place à elle, dans le vaste monde, au plus loin possible, ailleurs, autre part, loin des rêves ou des peurs de ses parents, et nulle part ailleurs. Elle devait s’éloigner sans retour des déclarations dithyrambiques et des éloges étouffants, des résumés, des songes inscrits dans des récits parentaux qu’elle n’avait ni la possibilité, ni le droit d’achever, puisqu’ils n’avaient jamais, au grand jamais, rien dit sur elle.

Mais le plus important était encore de se libérer de ses propres inventions. Oui, son deuxième devoir était surtout d’oublier les histoires qu’elle avait tricotées pour se rendre aimable et admirable aux yeux de son tout petit monde, mais qui n’étaient pas même l’ombre de sa Vie.

Son troisième devoir était de faire tout cela sans attendre. Sans tout comprendre. Sans se justifier. Sans tenir compte des réactions de quiconque.

Et c’est ainsi que, peu à peu, sous le sourire du Hibou, l’éternelle Chose, pour mériter son vrai Nom, désobéit à elle-même. Elle devint sourde aux injonctions qu’elle avait intériorisées par désir de continuer à être aimée, que ces injonctions fussent venues d’un Loup, d’une Poupée, d’un Troubadour, d’un Hibou ou de la première mousson indienne. Elle osa chercher sa Place à elle, non pas dans les mots des autres, ni surtout dans ses vieilles fables explicatives, mais dans le vaste monde.

Pour cela, avant tout, elle écouta le Silence.

Et cela fut bon. Elle reçut des réponses du Divin. Comme tous les Êtres Libres, elle devint pour elle-même le Père et la Mère qui lui avaient manqué, et c’est ainsi que, sans le crier sur les toits, elle clarifia pour elle-même, comme le ferait une Louve, ses propres règles de conduite. Elle révisa son code personnel, trouva ses doctrines et se forgea son idée, à elle, de ce qu’elle avait le Droit et le Désir de faire. Cette fois, elle ne chercha pas à faire accepter des histoires à autrui. Elle était assez grande pour tenir ses résolutions par elle-même.

Ainsi parée, aussi autonome qu’une Tigresse, une Ourse ou un Humain, elle réalisa un de ses rêves étouffés : elle marcha vers le vaste monde. Elle se tourna vers la terre, vers la beauté mouvante et la laideur vivante d’une planète qui ne lui faisait plus peur. Elle se présenta aux enfants pouilleux de son voisinage, à la jeunesse dorée des capitales. Elle alla vers les Commerciaux, les Mères au foyer, les Artistes, les faces d’esclaves, les petits minables, les médiocres et les libidineux. Elle était assez grande, elle ignora la peur que certaines Choses nourrissaient maladivement pour elle. Elle écouta les guerriers de très bonne famille.

Elle ne s’arrêta pas, ne rentra pas au bercail pour transformer ses Moments Présents en contes valorisants ou en photographies.

Elle n’arrêta pas de prendre le large. Elle éventa des anges à moignons. Elle perdit son temps, fit des erreurs, les corrigea et en tira des leçons pour elle-même. Elle se montra indigne de certaines gens qui admirent à cette occasion qu’ils n’avaient pas de compte à recevoir d’elle. Elle agit mal, elle fut punie : cela ne concerna qu’elle. Elle aiguisa son discernement. Elle ouvrit sa porte et fut acceptée dans des maisons qu’elle ne s’empressa pas de décrire à des lecteurs de blog ou de forum Internet : il y avait trop à vivre dans le royaume du Moment Présent pour transmettre chaque événement de façon aimable, admirable ou procuratrice.

Elle habitait chaque instant, elle était bien présente, elle se tenait compagnie par des Questions-Réponses. Elle cultivait Qui Elle Était, pour ensuite pouvoir consoler, prendre, donner, recevoir, découvrir, apprendre, nettoyer, créer, construire, aller au bout, ranger, suivre, se taire, admirer, essayer, mijoter, partager, se fâcher, construire, défaire, refuser, porter, frapper, quitter, revenir, oser. Et cette liste gagnait en précision et en étendue au contact des langues étrangères, des disciplines artistiques, des branches scientifiques ou des différentes pigmentations du Silence.

Et cette liste se terminerait le jour de sa dissolution, à elle, dans le Divin. Et ce jour pouvait arriver à n’importe quel moment : elle était prête.

Elle fut trahie parfois mais ne cessa jamais d’accorder sa confiance. Elle se lia d’amitié avec les intouchables et n’attrapa pas d’infection bactérienne. Elle raconta des bêtises et l’on se moqua d’elle. Elle rit avec les autres, elle se vexa. On cessa de l’aimer. Elle n’en mourut pas. Elle essaya de ne juger personne. De ne jauger personne. Le monde était si grand. Elle déjeuna avec les délurées, les castes inférieures, les riches arrogants, elle dîna avec des gens passionnants, des prêtres hypocrites, des esprits étendus. Elle discuta avec ses voisins, ses collègues, ses parents. Elle dîna avec les écrivains et les nageurs, avec ses frères et sa belle-famille, avec les commerçants de son quartier. Elle refusa la drogue, cette non-vie artificielle. Elle fit profil bas, elle sortit de ses gonds, se battit, se raccommoda avec des lutins géniaux, des incultes, des penseurs, des amies du lycée, des serpents généreux, des pasteurs intégristes, des moines plasticiens, des gens remarquables. Elle fut incomprise et n’en fut pas désolée. Elle se tint sur la réserve. Elle se mit en avant. Elle entrevit l’Un que nous formons tous et comprit qu’il ne s’agissait pas d’une Chose, même immense. Elle écrivit. Elle courut. Elle chanta. Elle dansa, dessina, discourut. Elle échoua lamentablement : ce ne furent que des échecs lamentables, des leçons hors de prix. Elle se releva. Elle se dispersa. Elle se concentra. Elle se recueillit. Elle triompha. Elle pleura. Elle inventa. Elle suivit des exemples et donna des conseils uniquement sur demande. Elle se nourrit de céréales, de légumes et de fruits, mais aussi d’aliments immatériels, de beautés, de vérités, de nouveaux doutes.

Elle écrivit une lettre pour les Choses informes qui avaient passé l’âge d’être appelées petites. Elle leur dit : Vous êtes Responsables. Vous êtes Parfaites. Soyez aimées de vous-mêmes. Et n’agissez plus pour être aimées des autres, ni pour leur appartenir, ni pour être admirées d’eux.

La Clôture Est Ouverte. Réfléchissez. N’écoutez pas ceux qui parlent pour vous. Si vous êtes perdues, cherchez votre route. Touchez. Goûtez. Apprenez. Appréciez complètement et Souvenez-vous. N’ayez plus peur. Laissez partir. Laissez mourir. Laissez vivre. Suivez votre regard. Soyez Qui vous êtes. Vous y êtes.

Elle fit des choix qu’elle ne motiva par aucune histoire ou plaidoyer. En réaction, des dictons, des questions, des cris d’alarme et des récits pédagogues ne manquèrent pas d’être proférés, mais elle était déjà loin. On l’applaudit : elle oublia d’enregistrer les claps et les bravos. On lui cracha au visage : elle savonna sa peau, se rinça à l’eau claire. Elle tomba dans la boue : elle nettoya sa robe, la fit sécher, la repassa. On la frappa injustement : elle demanda justice, ou pas, mais elle ne se demanda jamais ce qu’elle avait mérité dans l’histoire. Elle fut soignée. Elle soigna. Elle accomplit des performances pour le seul bonheur de les accomplir, sans attendre de médailles. Elle reçut, néanmoins, des médailles. Elle ne les compta pas. Elle ne les jeta pas. Elle oublia d’être belle. Elle n’eut pas peur d’être belle. Elle oublia d’être ce qu’il fallait être à d’innombrables occasions, en tant que Femme, en tant qu’Auteur, en tant que Chanteuse, en tant qu’Épouse, en tant que Voyageuse, et la liste était longue, elle suivit toujours ses propres règles. Elle déplut à sa mère. Elle déplut à son père, de même que sa mère avait déplu à sa grand-mère. De même que son père avait déplu, etc.

Elle ne fut jamais parfaite.

Elle infligea des torts réels et perdit sa joie de vivre jusqu’à ce qu’on lui eût pardonné. Elle prit du plaisir. Elle s’ennuya. Elle éprouva des satisfactions profondes. Elle devint l’amie des ennemis de sa caste, membres à part entière de l’Un que nous formons tous, et apprit tant de choses nouvelles sur elle et sur les autres que dix livres ne suffiraient pas à les enregistrer pour la Gloire, la Nostalgie ou la Complicité. Elle se lia d’amitié avec les otaries menteuses, les Négros, les Andevo et les Mpoundés, les surfers géniaux, les êtres moches moches moches, les ours chorégraphes et les Plus Que Minables, et les Héroïnes épatantes, et les gravures de mode, et les Imposteurs, et les Saints, les Chinois, les rats sincères, les idiots, les êtres normaux, les Conformistes et de chacun de ces Êtres Précieux, elle obtint la confirmation de trois vérités. Et chaque vérité la rendit plus libre, plus créative, plus amoureuse, plus Elle.

Que premièrement elle ne serait jamais irréprochable, mais jamais nulle en soi non plus. Elle ne serait jamais Spéciale, jamais Supérieure, jamais inférieure, car personne, jamais, en aucune façon, ne l’était par rapport à qui que ce soit. La vraie Liberté se gagnait au prix de cette certitude-là.

Que deuxièmement elle pouvait abandonner la peur de mourir, de déchoir, de déplaire, de frustrer : être présente aux scènes qu’elle vivait était sa Mission. L’amour et la Beauté offerts en consolation durant ces Moments Présents étaient la seule médaille qu’elle recherchait vraiment. L’amour donné sans calcul comptait seul. Elle ne l’aurait pas cru d’emblée. Elle le savait maintenant.

Que, troisièmement, les parents, les grands-parents, les oncles et les tantes des autres petits du monde entier avaient, eux aussi, sans exception, réalisé leurs destins sans beaucoup d’égard pour les aspirations de leurs Petits. Éviter ces amputations, ces éventrements, ces dévitalisations, ces manipulations, ces abandons qu’on inflige par volonté de bien faire ou sans intention de nuire était impossible à quiconque avait accepté l’envahissement par un enfant de son conte personnel.

L’inverse était vrai, telle était la troisième vérité. Pour devenir libres, tous les petits du monde devaient trouver leur chemin sans trop d’égard pour les exigences symboliques de leurs parents, sans un regard surtout pour les connivences familiales. Ils ne devaient renoncer à chercher leur chemin, ni pour de la compensation, ni pour des missions qu’ils n’avaient pas choisies, ni pour un équilibre invisible dont ils n’étaient pas censés supporter la charge. Cela se discutait peut-être, au cas par cas. Mais, à moins de s’acharner à périr goutte à goutte dans une prison de rêves, le destin de l’ancienne petite Chose se révélait à elle comme un destin personnel, hors de l’atteinte de Qui n’était pas dans sa peau. Il serait fait d’hybridation, d’explosion, d’envol, ou de toute autre chose : il serait parfait. Il serait fait d’infraction ou de greffe, d’excès de persévérance ou d’audace : nul ne saurait le prédire ou en dévier la portée.

Serait-il un grand saut dans le vide ? Une escalade à mains nues ? Le tout, pour elle seule, était de le suivre. Elle était assez grande pour trouver les Aides et les Maîtres adéquats, s’ils étaient nécessaires. Elle ne permettrait donc pas que d’autres que ces Maîtres augurassent de ses forces, ni qu’on l’enfermât dans des comparaisons, même pour son bonheur, même pour le bonheur de ceux qu’elle aimait. Elle passerait son chemin. Et ceux qui s’obstineraient, même après lecture de cette lettre, à la définir, à la diriger vers des aspirations suggérées, à lui montrer des exemples, à tirer des conclusions, elle ne les écouterait pas. Trop de soumissions éperdues, de loyautés déplacées conduisaient à des néants, à de l’énergie perdue pour la Vie. Elle était prévenue, elle était aguerrie, elle s’éloignerait des commentateurs et des préconisateurs en riant aux éclats jusqu’à ce qu’ils recommencent à porter leur attention sur leur propre Destin.

Des questions qui savaient si bien confisquer son temps et sa confiance retentiraient peut-être à nouveau : «Dis-Nous-en davantage ? Que devons-Nous penser, attendre, Nous dire à Nous-mêmes ? Quelles sont tes intentions ?» À ces questions, elle savait maintenant qu’elle n’avait jamais été obligée de donner d’autre réponse que ces trois phrases :

«Je suis Qui Je Suis. Je vous aime comme Vous Êtes. Ma Vie m’attend. »

*

*     *

Il était une voix qui marcha dans son Moment Présent. Sans attendre, sans se raconter davantage, elle marcha.

Sans tout comprendre et, comme les autres Êtres Libres avant elle, sans se dédouaner, elle marcha droit vers ses Triomphes, ses Risques, ses Obstacles et ses Aventures à elle.

Eva Lee

Illustration :  Diego Rosa sur Unsplash